"Le marketing de rupture", entretien avec Christophe Chaptal de Chanteloup



Lundi 14 Avril 2014


Le consommateur ne conçoit plus l'acte de consommer comme avant. Devenu plus un moyen qu'une fin en soi, la consommation s'inscrit dans une démarche globale de sens donné à nos actes, nos besoins et nos envies. Ce qui suppose pour les marques de s'adapter à de nouveaux comportements. Explications par Christophe Chaptal de Chanteloup, auteur du "Marketing de Rupture", aux éditions de Boeck.



Votre ouvrage se présente comme une approche renouvelée du marketing. De quel point de vue vous placez-vous ? Le consommateur, les marques ? Les deux ?

S’il y a approche renouvelée du marketing, c’est surtout et d’abord parce que les marchés sont en phase de mutation : les contextes de croissance « mécanique » laissent la place à des environnements en forte évolution structurelle et culturelle, où les processus stratégiques traditionnels s’effacent au profit d’une démarche marketing à la fois plus simple, plus fluide, mais aussi beaucoup plus soucieuse des liens affectifs qui se nouent entre marques et consommateurs.

Est-ce un ouvrage à destination exclusive des services marketing des grandes entreprises et ETI ou a-t-il une ambition plus large, à l’adresse notamment des patrons de PME, des indépendants ou même des consommateurs ?

L’ouvrage poursuit un double objectif : d’abord, faire le point sur un marketing qui considère que l’émotion, le résultat et le rapport vitesse/temps sont désormais des données fondamentalement structurantes de l’offre ; ensuite, proposer les outils qui permettent de mettre en œuvre ce marketing de rupture, telles les clés de segmentation EMRAT, par exemple.

L’ambition de l’ouvrage est donc large, puisque que tout producteur désireux de mettre en marché une offre adaptée aux contextes de mutation – mais aussi tous ceux susceptibles de l’acquérir – sont susceptibles de le lire !

A quels phénomènes ou tendances faites-vous allusion lorsque vous parlez de « marchés en mutation » ?

Les marchés en mutation sont directement la conséquence de phénomènes de saturation des volumes mais aussi d’évolution des besoins.

En termes de tendance, cela signifie que l’on passe d’une consommation irraisonnée – voire compulsive –  à une consommation « intelligente » où viennent au premier plan les notions de satisfaction émotionnelle, de valeur d’usage et de prise de conscience du respect de l’intégrité de la chaîne de valeur de l’offre.

Mais attention, il ne s’agit en aucun cas d’un phénomène de type décroissance : si la mutation des marchés pousse à une « autre » forme de consommation, ce n’est certainement pas un arrêt de consommation – bien au contraire.

Quels sont les changements notables dans les comportements des consommateurs ?

Citons-en trois : la recherche de l’émotion durable lors de l’achat, la possession et l’utilisation d’une offre ; le fait que cette offre fasse état d’une véritable valeur d’usage – quand bien même cette valeur d’usage ne situe pas forcément dans une perspective utilitaire ; et enfin, que cette offre puisse jouer avec le temps d’une façon positive – c’est-à-dire en contournant les effets de mode.

La rupture est un thème récurrent, aussi bien en politique qu’en économie. Quels sont les ressorts de cette (nouvelle) rupture ? Quelle place notamment accordez-vous à « l’émotion » du consommateur ?

Georges Pompidou parlait de « rupture dans la continuité » pour se distinguer du Général de Gaulle : plus prosaïquement (et modestement), le marketing de rupture constitue une évolution du marketing traditionnel, et non sa remise en cause.

Le marketing traditionnel a été élaboré pour tirer d’une période de pleine croissance : dans ces conditions, il donne entière satisfaction. Mais que les marchés arrivent en phase de saturation et la machine s’enraye : sursegmentation, multiplication des références, effondrement des prix, pour n’en citer que les aspects les plus marquants.

L’émotion, alors, c’est la possibilité de quitter le terrain du « simple » rapport qualité-prix, c’est une manière de percevoir une offre sous l’angle affectif, en mettant de côté pour un temps ses composantes purement fonctionnelles.

Disons que la rupture c’est d’abord l’émotion et ensuite le résultat, ce qui nous place dans une démarche qui se distingue de celle du marketing mix habituel.

Quelles sont les pratiques qui ne « marchent plus » en marketing ?

Toutes celles qui considèrent que l’offre doit être basée sur la satisfaction de besoins inutiles, sur l’apport perpétuel de nouveautés, sur une puissance technologique déconnectée des usages, sur la seule compétitivité tarifaire ou encore sur l’obsolescence programmée.

En bref, toutes les pratiques qui ne considèrent pas dans leur globalité les « vrais » besoins du consommateur : plaisir et harmonie, c’est-à-dire où il n’y a pas de prise en compte permanente de données émotionnelles ou encore liées à l’intégrité de la chaîne de valeur de l’offre – de la conception jusqu’à son recyclage, en passant par les conditions de sa fabrication.

La crise financière récente a-t-elle joué un rôle ? A-t-elle révélé certaines limites, ou amplifié le phénomène d’obsolescence de certaines pratiques ?

La crise financière a certainement poussé à « dévoyer » encore davantage le marketing traditionnel en l’utilisant exclusivement comme une arme défensive destinée à gérer une offre surabondante dans un contexte de promotion tarifaire permanente.

Et le fait de « complexifier » ce marketing traditionnel pour accroître – ou penser accroître – ses performances a fini par le rendre totalement inopérant : on ne résout pas la complexité en complexifiant les outils chargés de la résoudre.

Quelles sont ces nouvelles pratiques que vous décrivez et souhaitez encourager ? Sont-ce plus que des « outils » marketing nouveaux ou supplémentaires ?

Générer un fort niveau de profit et considérer le consommateur comme un être évolué – ou du moins doué de raison – ne sont pas incompatibles : au-delà des processus et outils, le marketing de rupture considère que le producteur a tout intérêt à proposer au consommateur un univers où règne l’équilibre.

Cet équilibre, nous le définissons ainsi : que la prise en compte du besoin et la façon d’y répondre s’établissent de façon systématiquement pertinente, évidente et fluide. Insistons bien sur ce dernier terme, car la fluidité, l’aisance se perçoivent très nettement du côté consommateur.

On constate d’ailleurs que les marques qui cultivent les notions de pertinence, d’évidence et de fluidité  se portent plutôt bien : Nespresso, Lexus, Monoprix, pour ne citer qu’elles.

Pouvez-vous expliquer la différence que vous faites entre la performance et le résultat, notions traditionnellement imbriquées ?

La performance est essentiellement basée sur une évolution technologique permanente : en ce sens, elle n’est jamais acquise. Les acteurs qui jouent la carte de la performance sont donc volontairement – ou malgré eux – dans une logique de renouvellement systématique de leur offre, avec les désagréments que cela suppose pour le consommateur : manque de lisibilité de la proposition, arrivée permanente de nouvelles références, valeur du bien inexistante au bout parfois de seulement quelques mois.

Le résultat, c’est la façon pertinente dont l’offre s’acquitte d’une tâche donnée, quand bien même le dernier standard technologique du moment n’est pas actionné.

Disons que privilégier le résultat à la performance c’est prendre en compte la valeur d’usage, en s’attachant à rendre la technologie la plus transparente possible – elle est un moyen, non une fin en soi. Un résultat s’atteint, une performance se voit : la dimension n’est pas identique. Pour nous, le résultat se situe au-delà de la performance.

Vous mettez en cause la place accordée aux indicateurs. Comment évaluer selon vous objectivement la pertinence d’une démarche ou d’un dispositif marketing ?

Il ne s’agit pas de remettre fondamentalement en cause l’indicateur – sans indicateur, pas de mesure fiable des écarts ! Le propos est de combattre le surcroît d’indicateurs, surtout lorsque ceux-ci sont utilisés pour expliquer ce qui n’a pas fonctionné.

Disons que le surcroît d’indicateurs induit les mêmes effets que la sur-segmentation : on brouille à la fois le marché et la perception que l’on devrait en avoir.
L’évaluation de la pertinence d’une démarche ou d’un dispositif marketing tient à deux aspects : la satisfaction de la cible visée et le niveau de marge généré en satisfaisant cette cible. Les indicateurs doivent donc se concentrer essentiellement sur ces deux points, et non aller mesurer des écarts intermédiaires trop souvent sortis de leurs contextes.

Y-a-t-il une prochaine « rupture » prévisible ?

La rupture est désormais permanente, et elle tient à ce que le consommateur n’a plus une perception claire du futur – la foi dans le progrès, qui fut un puissant moteur de consommation, est tout de même de moins en moins partagée…

En l’absence de « route » nettement tracée vers le futur, la circulation est assez chaotique, et chacun tient son propre cap. La rupture devient alors un mode de fonctionnement normalisé : c’est la capacité à réagir rapidement devant l’imprévisible ou face à une évolution brutale.

Dans ces conditions, le « marketing de rupture » c’est la volonté du producteur de proposer au consommateur un univers relativement stable, reposant sur des valeurs émotionnelles puissantes, et qui lui permette de souffler quelques instants avant de reprendre son chemin.




Christophe Chaptal de Chanteloup est directeur du cabinet en stratégie et organisation CC&A. et directeur associé de l’agence conseil en marketing et communication Quatre Vents. Auparavant, il a créé l’agence de design Design Service, a été directeur associé du cabinet de conseil Arion, directeur
produit puis directeur marketing stratégique au sein du Groupe SEB, directeur marketing, design et communication de Peugeot Scooters, puis en charge de missions d’organisation chez Automobiles Peugeot. Il intervient régulièrement auprès d’entreprises et institutions internationales, ainsi qu’à Sciences Po et en écoles de commerce et d’ingénieurs (HEC, Centrale, etc.) en matière de stratégie, de marketing et de design management.

La Rédaction