Paroles d’entrepreneur : Yves Laisné, citoyen d’Europe, dans des états en déconstruction



Vendredi 29 Mars 2019


Yves Laisné, diplômé de deux DES de droit et d’un doctorat, est aujourd’hui à la tête d’un cabinet de conseil aux entreprises. Il est aussi un libéral convaincu qui vit pleinement sa citoyenneté européenne, partageant son temps entre l’Allemagne la Belgique et la France. Il nous explique son parcours, et livre son analyse sur le devenir d’états, bientôt en proie selon lui à de profonds bouleversements.




Pourquoi le choix du droit ?

A l’origine de mon cursus se trouve en grande partie la volonté de mes parents, encore marqués par la crise de 1929. Après un passage en Algérie, mon père a été pris à la SNCF comme traducteur en langue allemande. Mes parents aspiraient pour moi à une situation stable sur la base d’une grande frayeur des situations « précaires » du privé. Je me suis orienté sur ces considérations vers l’université, vers des études de droit avec à la clé deux DES en droit privé et en droit public. L’objectif était alors de devenir magistrat.
 
Sauf que cela ne me tentait pas. Arrivé à l’âge de 22 ou 23 ans, il fallait que je commence à gagner ma vie. J’ai donc demandé à faire des vacations, que j’ai obtenues à l’IUT du Havre. Ayant passé mon DES l’année suivante, j’ai obtenu un poste d’assistant, que j’ai conservé en passant mon 2ème DES. J’ai donc entamé la carrière universitaire, dont j’ai fait le tour assez rapidement, avec toujours une attirance forte pour le monde des affaires, malgré le « risque », tel qu’envisagé par mes parents. Pris par la carrière universitaire j’ai d’abord poursuivi sur cette voie, avec en parallèle un certain nombre d’activités dans plusieurs associations politiques universitaires, avec pour fil directeur l’anticommunisme, et auprès de l’UIMM. Je suis devenu par ailleurs conseiller juridique du recteur de Rouen, tout en étant simple assistant. Par la suite je suis aussi devenu directeur des études d’un département de gestion de l’IUT du Havre.

Pourquoi quittez-vous le monde universitaire ?

Au bout de dix ans, en 1981, à l’arrivée de Mitterrand au pouvoir, mes engagements anti-communistes ont rendu ma situation intenable. En résumé, je venais de quitter le monde de l’université que j’estimais assez peu et j’enseignais le droit commercial tout en ne sachant pas ce qu’était le commerce : j’étais dans la situation désagréable d’un décalage entre ce que l’on fait et la réalité, avec des savoirs livresques sans prise concrète avec la réalité. J’ai donc quitté l’université, et mes relations à l’UIMM m’ont permis de retrouver un poste de secrétaire général du groupement d’entreprises du Sud-ouest de Paris, une structure du CNPF (aujourd’hui MEDEF). Si je parle maintenant des syndicats patronaux comme d’une structure d’encadrement des entreprises et non de défense des entreprises, c’est bien parce que je les ai expérimentés de l’intérieur.

Vous ne semblez pas avoir gardé en haute estime les organisations professionnelles…

Pour mes premiers pas au CNPF, je suis passé en formation entre les mains du Directeur général aux affaires sociales du CNPF. Il nous a très clairement expliqué à l’époque quels étaient les syndicats qu’il fallait favoriser et avec lesquels nous pouvions discuter : les fameux « partenaires sociaux ». J’ai compris à ce moment que l’opposition affichée entre pouvoirs publics, organisations patronales et syndicats est en réalité un ballet, dans lequel chacun a son rôle et joue sa partition. C’est une partie de ce système qu’a révélé l’affaire de l’UIMM et les déclarations de Denis Gautier-Sauvagnac, expliquant que des millions d’euros servaient bien à « fluidifier le dialogue social ». Tout était dit. Du coup, me retrouver cadre supérieur d’une espèce de corporation professionnelle ne correspondait pas à ce que j’étais venu chercher en me rapprochant du patronat. Estimant avoir fait le tour ici aussi, j’ai donc créé mes propres entreprises, en prenant progressivement mon indépendance.

Quelle réalité recouvre le « mérite » selon vous dans la réussite ?

Le mérite amène la réussite, si on y ajoute la persévérance, la solidité et la chance. La chance est, elle, un « don du ciel ». Vous en avez ou vous n’en avez pas. Vous pouvez également en avoir toute votre vie et la voir vous abandonner brutalement d’un seul coup.

Comment appréhendez-vous la possibilité de l’échec ?

Cela peut être l’occasion d’un rebond positif. Vous pouvez rebondir, à condition, selon moi, de ne pas échouer en France. C’est d’ailleurs ce que j’ai fait, car j’ai connu un échec retentissant : l’OPA sur les sociétés immobilières du 1% construction en 1994-1995. J’ai rebondi parce que je me suis exilé. Je pense que si j’étais resté franco-français, ma situation d’aujourd’hui ne serait pas la même. J’ai fait le choix à l’époque d’aller vivre en Belgique, ce qui m’a permis d’acquérir la nationalité belge au bout de sept ans de présence en Belgique.

Pourquoi avez-vous fait ensuite le choix de l’Allemagne comme pays de résidence ?

Parce qu’il y a très peu de Français qui parlent allemand couramment, et parce que j’ai bénéficié d’un extraordinaire concours de circonstances. J’ai pu récupérer récemment un immeuble à Berlin, ayant à l’origine appartenu à mon grand-oncle et ma grand-tante, abattus par la Gestapo le 20 juin 1944. L’immeuble avait été saisi puis vendu début juin 1944 à un architecte et dignitaire nazi, portant fièrement le titre d’SS d’honneur ( !). En théorie, en l’absence d’héritier, l’immeuble pouvait donc rester dans la famille du SS en question. En 1947, l’immeuble est saisi par les communistes, sous couvert de l’administration autonome populaire, et l’affaire ne bouge pas jusqu’à la chute du mur.
 
En 1973, le SS meurt dans son lit, laissant derrière lui un fils de la même veine idéologique. En 1990, après la réunification, le fils en question se présente à l’administration foncière pour faire valoir ses droits sur l’immeuble, et obtient l’inscription sur les registres fonciers de son titre de propriété, en oubliant toutefois de passer par l’administration spéciale des biens vacants de la ville de Berlin, qui doit pourtant être saisie d’une demande préalable dans ce cas. J’ai saisi cette administration et obtenu gain de cause sur toute la ligne en 2002. Je récupère donc l’immeuble et les loyers perçus. Signe du destin, le jour du procès, mon adversaire a été frappé d’hémiplégie.
 
L’immeuble n’étant pas en très bon état, je l’ai vendu à une compagnie d’assurance et j’ai réinvesti en Allemagne où le marché est très bas. Le hasard a voulu que je tombe sur la vente du château de Bützow. Celui-ci est un château historique qui m’a séduit. Je consacre désormais à sa restauration tous les excédents que je peux dégager.

Est-ce qu’il n’y a pas une volonté d’enracinement derrière cet achat ?

Lors de recherches historiques, j’ai découvert que le château de Bützow avait accueilli au XVIIème siècle, sous l’égide de la Princesse Marie-Charlotte, veuve douairière du Duc de Mecklembourg, un certain nombre de français, huguenots, fuyant la France. L’histoire étant un éternel recommencement, j’ai trouvé intéressant de constater que le château de Bützow avait déjà vocation à accueillir les Français « en fuite ».
 
Le choix de l’Allemagne est quelque part un choix de destinée. La famille du côté de ma mère, a été presque entièrement décimée du fait de la barbarie nazie, à l’exception de ma mère et de ma tante. C’est comme cela que ça a démarré, mais en ce qui me concerne, j’ai tourné la page et je me suis trouvé une certaine parenté avec l’Allemagne. Les Allemands d’aujourd’hui ne sont pas responsables de ce qu’ont fait leurs grands-parents. Il faut savoir tourner les pages.

Vous vivez en Allemagne, travaillez en Belgique et en France. Est-ce le signe d’une volonté d’apatridie ?

Je suis en effet de nationalité française et belge et résident allemand. Mais je me sens citoyen d’Europe. Le « a » privatif dans « apatridie » me gêne, parce que cela semble signifier soit que l’on est rejeté par tous, soit que l’on rejette tout le monde. En revanche, l’idée d’être citoyen européen, en ayant des allégeances nationales qui n’en sont plus vraiment, cela me va très bien. Je serais plus enclin à pencher vers la notion d’absence d’allégeance.

Vous ne « croyez » pas en l’Etat ?

Le monde change et je pense que les états-nations tels que nous les connaissons depuis le XVIIème siècle sont voués à disparaitre. L’appartenance nationale me semble un mécanisme mis en place par une classe dirigeante dans un état déterminé. Mais le XXème me semble être celui de la disparition des états-nations en raison des deux grands événements totalitaires qui se sont déroulés durant ce siècle : le communisme et le nazisme. L’internationalisme du communisme niait la notion d’Etat, de même que le nazisme, qui aspirait aussi à faire disparaitre sous sa coupe les anciens états. Par-dessus cela, les conflits du XXème siècle ont substitué à l’appartenance nationale obligatoire l’appartenance idéologique par choix. Le parti communiste français avait ainsi très officiellement comme patrie l’URSS, avant la France. A l’inverse, durant la seconde guerre mondiale, la LVF avait selon moi fait le choix de l’Allemagne contre le bolchevisme, plutôt que de garder l’appartenance française.

La seconde guerre mondiale aurait constitué le chant du cygne des états ?

La notion d’état elle-même s’est fissurée après la seconde guerre mondiale, avec l’abandon notamment du principe d’infaillibilité de l’état. Avant la seconde guerre mondiale, quelqu’un qui agissait au nom de l’état était exempt de toute responsabilité. En 1946-1947, lors du procès de Nuremberg, on a pour la première fois condamné des gens qui avait eu le tort d’obéir aux lois d’un état et aux ordres reçus des autorités légales de cet état. Le tribunal de Nuremberg a démarré la destruction de l’état-dieu, non la destruction de l’état lui-même mais la destruction du mythe de l’état capable de tout faire sans justification. Cela a eu des conséquences directes dans le règlement militaire Français et dans ceux de la plupart des états. Jusqu’en 1945, la règle de l’obéissance passive faisait que celui qui agissait sur ordre direct de son supérieur était couvert, à condition de pouvoir démontrer que l’ordre existait bien sûr. Si l’ordre était reconnu, le donneur d’ordre pouvait être poursuivi, mais pas l’exécutant. Selon les règlements actuels, l’exécutant ira devant les tribunaux, ayant le devoir de désobéir à un ordre illégal. C’est une conséquence directe de Nuremberg.
 
Je pense que l’état-dieu est en train de mourir pour donner naissance à un autre type d’état, un état plus souple, plus fluide. Les nations elles-mêmes ne vont pas disparaitre, mais elles perdent leur essence de structures contraignantes arcboutées sur des états-dieux. La monstruosité connue sous le nom de 3ème Reich a été la forme jusqu’au-boutiste de l’état-nation et de l’état-dieu.
 
Les nationalités ne vont pas disparaitre pour autant, pour de nombreuses raisons : culturelles, historiques… On ne peut pas nier l’existence d’un fait culturel autour de la question des nationalités. Mais ce qui va disparaitre, ce sont les aspects rigides et contraignants de l’état. Si l’apatridie revient à adhérer à cette idée, alors je suis d’une certaine manière apatride. Cela ne signifie pas pour autant le refus de toutes règles.

La Rédaction