Rencontre avec Jacques Ittah, conseil en M&A - LBO



Mercredi 21 Janvier 2015


« La qualité du conseil, pour une relation de long terme entre un investisseur et un chef d’entreprise »



Vous conseillez aujourd’hui de nombreux dirigeants d’entreprises et de fonds d’investissements parmi les plus importants en Europe. Quelle est votre philosophie du métier ?

Dans les opérations de LBO, ma spécialité, il faut anticiper le fait que les parties prenantes à l’opération vont, potentiellement, travailler ensemble pendant plusieurs années. Il n’est donc pas judicieux, dans ces conditions, de créer inutilement des frictions qui  laisseront inévitablement des traces, quoiqu’il arrive. Je prends donc à mon niveau l’intégralité de la pression engendrée par la négociation, pour ensuite laisser les acteurs opérationnels (chefs d’entreprises, partenaires de fonds d’investissement) entrer en contact sur des bases saines. 

N’a-t-il pas été compliqué de vous faire une place parmi les acteurs institutionnels du marché ?

Les fusions-acquisitions/LBO constituent souvent des moments clés dans la vie d’une entreprise. Or, compte tenu des tendances actuelles dans les métiers de la finance et du droit, c’est paradoxalement le moment où le chef d’entreprise est, le plus souvent, mal conseillé. Le choix de la fusion-acquisition ou du LBO est alors réduit à un process administratif, sous l’influence de tendances négatives des de nombreux acteurs du conseil, parfois déresponsabilisés par les clients eux-mêmes.

Ma valeur ajoutée, lorsque je m’engage dans un dossier, est de replacer ces opérations sur le terrain des choix stratégiques essentiels dans la vie de l’entreprise. C’est ainsi que je me suis positionné sur une double niche : D’une part, je me consacre principalement aujourd’hui sur ces opérations de LBO, ce qui me donne une vision très précise des différents investisseurs et surtout de leurs différences. D’autre part j’agis comme un banquier « stratège », ma priorité est le bien-fondé de l’opération pour la société et l’adéquation entre les paramètres du deal et la stratégie de l’entreprise. La vision stratégique à long- terme est primordiale et prend le pas sur le prix. Lorsque je m’engage dans un dossier, ma priorité est de trouver le meilleur partenaire possible pour l’entreprise, non sur la base du seul critère prix ou du montant de l’investissement, mais en tenant compte de l’ensemble des potentialités de développement : connexion humaine entre le chef d’entreprise et l’investisseur  (l’envie de travailler ensemble est primordiale), partage d’une même vision stratégique pour l’entreprise, adéquation entre les stratégies de croissance définies et les moyens pour les réaliser etc.
 
A défaut de prendre le temps de se concentrer sur le deal, certains investisseurs se retrouvent en négociations avec des sociétés dont ils ne comprennent pas le fonctionnement ou les projets. Aboutir à un bon accord, que ce soit pour l’investisseur ou pour le chef d’entreprise, nécessite de  prendre du temps et exige beaucoup d’investissement personnel.

N’est-ce pas difficile sans la « force de frappe » dont dispose par exemple les banques ?

J’ai la chance de connaître extrêmement bien le marché et les principaux acteurs du private equity en Europe, et d’avoir tissé avec ces investisseurs des liens très étroits : il y a beaucoup de respect et d’estime entre nous. Les banques ne cherchent pas, aujourd’hui, à connaître les acheteurs, de ce fait elles ne comprennent pas réellement les fonds d’investissements, leurs stratégies, leurs différences et d’ailleurs lors de « process » de vente elles ne se risquent pas à faciliter le choix de leurs clients en les sélectionnant. Les fonds n’ont qu’une qualité à leurs yeux : avoir de l’argent.
 
En revanche, j’ai longtemps travaillé avec la conviction que les banques et leurs réseaux étaient les plus aptes à trouver rapidement un acheteur à l’international. Mais mes premières expériences aux Etats-Unis m’ont également appris que les réseaux internes des banques, en apparence vastes et coordonnées, ne communiquent pas réellement entre eux. C’est la raison pour laquelle, même au sein d’une banque globalisée, le financier français peut avoir du mal à trouver un repreneur industriel aux Etats-Unis pour l’entreprise de son client. C’est le défaut de process déshumanisés, mais qui correspondent bien à certains fonds d’investissements de moins en moins scrupuleux sur les résultats et le long terme.

Les problématiques sont-elles les mêmes entre l’achat et la vente ?

La réponse sera différente selon que l’on se trouve d’un côté ou de l’autre de l’Atlantique. Aux Etats-Unis, les entreprises sont habituées à voir débarquer des profils d’acheteurs jeunes, et souvent inconnus, susceptibles de bouleverser les codes d’un métier.
 
En Europe, les entreprises font preuve d’une grande frilosité lorsqu’il s’agit de sortir des schémas institutionnels en faisant appel aux banques, particulièrement dans les cas de vente : elles ont à la fois besoin d’un nom et d’une signature connus et reconnus des marchés. Il n’est pas facile de concurrencer les banques sur les mandats de vente des fonds d’investissements. Ces derniers vont souvent préférer mandater une grande banque. Fort heureusement il y a de plus en plus d’industriels, lassés par les banques traditionnelles, qui recherchent un banquier valorisant la relation à long terme, sachant sélectionner les bons partenaires, négocier au mieux de leurs intérêts et rendre l’opération la moins chronophage possible afin qu’ils puissent se concentrer sur leur business.
 
Les banques ne sont pas souvent attentives au réel travail du chef d’entreprise qui est de gérer la société, et n’hésiteront pas à lui présenter par exemple 30 ou 40 acheteurs potentiels, dont une majorité sans réel intérêt, mais qui vont malgré tout lui faire perdre un temps considérable.

Que préconisez-vous alors ?

Mon approche est radicalement différente : je vais m’attacher à présenter au chef d’entreprise uniquement les deux ou trois fonds les plus pertinents, auxquels il pourra consacrer un temps productif, après que j’ai « défriché » en amont les difficultés techniques du dossier. Il est primordial que le processus ne consomme pas le temps de management du chef d’entreprise. Au-delà, j’assure également un suivi post-deal, parce qu’il m’arrive également d’investir dans ces entreprises. Même si ce n’est pas toujours possible, cela montre simplement que je crois, aux côtés de mon client, à la pérennité et à la viabilité de son projet de développement.

Je ne crois pas qu’il soit possible de travailler autrement lorsqu’on s’investit sur le long terme avec un patron. Mon approche est celle d’un banquier expérimenté qui met en jeu sa réputation dans les opérations, les banques classiques mettent en place des « process », des opérations reproductibles et qui peuvent donc être gérées par des banquiers juniors. Au regard de mon expérience et de ma compréhension des fonds d’investissements, j’opère très facilement à l’achat. Les banques sont beaucoup plus réticentes à conseiller des fonds d’investissements à l’achat, parce qu’elles jugent la manœuvre trop aléatoire au regard de leur connaissance de leurs spécificités. 

Travaille-t-on de la même façon quelle que soit la taille de l’entreprise ?

Je ne parle ici que pour mon marché, celui des small-cap, et mid-cap. Pour le large-cap, avec des entreprises évaluées à plus d’un milliard d’euros, seules les banques sont en mesure de traiter, et leurs process sont parfaitement adaptés à ces cas de figure. Le défaut des banques est justement d’avoir voulu décliner les process valables pour les large-cap vers le marché des small & mid-cap, particulièrement à la faveur de la crise qui a vu décroître le marché des large-cap.

D’une part, les intervenants sur ces différents marchés ne sont pas forcément les mêmes, raison pour laquelle les banques rencontrent des difficultés lorsqu’elles s’éloignent du monde des large-cap. D’autre part, du côté de l’entreprise, le rapport de force n’est pas le même selon les marchés. Dans le cas des large-cap, l’intérêt de l’entreprise prime sur celui de la banque. C’est l’inverse pour des small-cap : une entreprise valant quelques millions d’euros qui frapperait à la porte de Goldman Sachs ne recevra pas le même accueil et conseil que celle qui pèse plusieurs milliards, c’est évident.

Quelles sont les évolutions prévisibles de ces marchés ?

Le marché est actuellement reparti vers une forme de folie d’investissements, après une accalmie et une rationalisation du marché à la faveur de la crise. Aujourd’hui, on assiste au retour de logiques de valorisations massives, particulièrement dans les mid-cap et les large-cap, parce que de nombreux acteurs financiers doivent investir coûte que coûte, et parce qu’il y a énormément de dette disponible sur les marchés. Cela assèche le marché pour des acteurs qui ont plus difficilement accès aux fonds d’investissements. Et alors que les valorisations explosent, les fondamentaux de l’économie sont restés les mêmes, avec donc des entreprises qui font des profits de plus en plus faibles et des fonds de private-equity qui risquent de perdre de l’argent à terme.

Il y a une réelle dichotomie qui est en train de se produire sur les marchés entre les fonds qui investissent par obligation et ceux qui investissent dans le but de développer une entreprise. Le marché se divise désormais entre ceux qui souhaitent rentrer le maximum de management fees le plus longtemps possible, et ceux qui vont accompagner une entreprise d’une étape de son développement vers une autre. En clair, la tendance actuelle est à l’accentuation de la différence entre ceux qui font de la quantité à court ou moyen terme, et ceux qui travaillent en qualité sur le long terme. La question n’est pas de savoir si cela peut durer mais combien de temps cela va durer. Les fonds sont indispensables au développement du tissu industriel mais on devra surement passer par la disparition de certains d’entre eux pour retrouver un marché sain.
 


Diplômé d’Assas Paris (en droit des affaires), de l’EM Business School de Lyon, Jacques Ittah a démarré sa carrière aux Etats-Unis, au sein du cabinet d’avocats Leonard Zack & Associate, spécialisé en restructurations d’entreprises. Il a ensuite rejoint le cabinet d'avocats Darrois Villey Maillot Brochier, spécialisé en fusions-acquisitions et OPA boursières.
 
Plus tard, il a intégré le cabinet d’avocats spécialisé en LBO, Weil Gotshal & Manges avant de rejoindre Deloitte et enfin CSC Peat Marwick, spécialisé dans les conseils en management et performance. 

Guillaume Mailloux