Romain Zerbib lève le voile sur les modes managériales



Mercredi 11 Décembre 2013


Romain Zerbib, enseignant-chercheur au Groupe IGS et Secrétaire général adjoint de la Revue des Sciences de Gestion, vient de publier une enquête passionnante sur les pratiques employées par les grands cabinets de conseil pour répandre leurs modèles de pensée stratégique au sein de l'establishment, et asseoir leur hégémonie.



Vous venez de publier « La fabrique du prêt à penser ». Vous y décrivez notamment les multinationales du conseil en stratégie comme des maîtres de l’influence. Pourriez-vous nous expliquer pourquoi ?

Romain Zerbib, auteur de "La Fabrique du Prêt à Penser" paru chez L'Harmattan
Les multinationales du conseil en stratégie produisent puis légitiment des pratiques de gestion qu’elles implantent au sein des entreprises, des universités et des grandes écoles de commerce. Les cabinets orientent ce faisant le référentiel d’analyse des dirigeants et, avec, une part non négligeable des arbitrages qui sont les leurs. Ils atteignent cette position en fixant de nouvelles normes qui ringardisent les pratiques établies et imposent l’adoption de dispositifs appropriés, en occurrence, les leurs. On assiste in fine à un marché planétaire où nombre de dirigeants, professeurs et journalistes s’inclinent au paradigme stratégique fixé par quelques multinationales du conseil en stratégie… On peut à ce titre estimer qu'elles excellent dans l'art de l'influence.

Vous soulignez l’importance particulière des modes managériales. De quoi s’agit-il exactement ?

Une mode managériale peut être définie comme une pratique de gestion ayant fait l’objet d’une diffusion massive qui ne peut s’expliquer, uniquement, par la valeur effective de ladite pratique. La matrice de portefeuille constitue à cet égard un cas d’école particulièrement instructif. Une enquête de la Harvard Business Review témoigne par exemple qu’en 1972 (soit deux ans après le lancement officiel de la matrice), 100 multinationales américaines en avaient adopté une. Or, quatre ans plus tard, ce sera plus de la moitié, puis, 75% d’entre elles en 1978. Nombre d’études affirment pourtant que les entreprises ayant eu recours aux matrices ont opéré de moins bons arbitrages que les autres. Aujourd'hui, les matrices demeurent pourtant toujours enseignées au sein d'un grand nombre d'écoles et d'universités.

Comment peut-on expliquer cette situation ?

Plusieurs éléments permettent d’expliquer un tel phénomène. Historiquement, les matrices ont été produites de concert avec des multinationales de poids (General Electric, Shell, etc.). Or, les cabinets n’ont eu de cesse de créer un amalgame flatteur entre la performance de ces entreprises et l’usage de leur matrice. Dans les faits pourtant, les matrices ont été modifiées à de multiples reprises, puis formatées avant d’être commercialisée sous la forme qu'on leur connaît. Toujours est-il que la stratégie de confusion a particulièrement bien fonctionné car la magie a opéré longtemps. Il importe également de noter que les matrices furent introduites sur le marché à un moment crucial, en pleine crise des années 70, où la plupart des modèles se révélaient inopérants. L’émergence d’un dispositif nouveau, qui plus est, fondé sur une logique apparemment scientifique a par conséquent généré un espoir important auprès des dirigeants. Les matrices apparaissaient de plus extrêmement simples d’utilisation voire même ludiques. La conjonction de ces quatre facteurs (efficacité, modernité, rationalité et simplicité) ajoutée aux phénomènes de mimétisme et d’instrumentalisation des experts ont méthodiquement brisé la légitimité des pratiques en cours et imposé les matrices comme étant la nouvelle orthodoxie du management.

Jugez-vous les managers soient trop influencés par les cabinets de conseil ?

Une analyse rapide pourrait en effet laisser imaginer que les managers sont déraisonnablement soumis au dictat des grands cabinets. Or, les choses sont en réalité un peu plus complexes. Nombre de managers apparaissent en effet stratèges et rationnels. C’est-à-dire qu’ils instrumentalisent volontiers à leur profit les signaux associés à l’usage d'un dispositif à la mode. Un manager pourra, autrement dit, adopter une pratique non pas, parce qu’il la jugera efficace mais parce qu’il il y verra là un moyen de renforcer sa légitimité. Plusieurs études témoignent, par exemple, que la maîtrise du jargon associé à l’usage d’un dispositif en vogue constitue un facteur d’exclusion ou au contraire de reconnaissance intra-organisationnelle. Ce phénomène explique notamment pourquoi moult managers adoptent des dispositifs qu’ils peuvent, par ailleurs, juger irréalistes voire outrageusement simplistes. On retrouve également ce type de stratégie auprès des enseignants-chercheurs, des journalistes, etc. et les cabinets savent parfaitement convertir ce phénomène en arme de diffusion massive…

La Rédaction