Fabrice Patrizio (Archers) : « Il y a un trou béant dans le droit français des sociétés non cotées »



Lundi 7 Avril 2014


Fabrice Patrizio, avocat au barreau de Paris, est un spécialiste des contentieux entre actionnaires et de la responsabilité du dirigeant. Il a d’ailleurs créé un département consacré à cette activité à son arrivée en 2011 au sein du cabinet Godet Gaillard Solle Maraux où il exerce aujourd’hui. Car dans le microcosme actionnarial, les contentieux ne sont jamais des questions faciles. Enjeux de responsabilité, désaccords quant à la stratégie ou différends interpersonnels, contentieux financiers : c’est pour éclairer la réalité d’un sujet plus complexe qu’il n’y paraît que Fabrice Patrizio répond à nos questions.



En tant qu’expert, quel regard portez-vous sur le droit français des sociétés non cotées et en matière de contentieux entre actionnaires ?


Fabrice Patrizio : Le diagnostic est clair : le droit français des sociétés non cotées au sens large est marqué par  un déséquilibre très fort entre l’actionnariat minoritaire et l’actionnariat majoritaire. Le dispositif s’avère largement insuffisant sur le plan légal autant que jurisprudentiel, car il ne laisse que peu de recours à l’actionnariat minoritaire en cas d’application par exemple d’une stratégie de groupe. Celle-ci peut être parfaitement légitime pour le groupe dans son ensemble mais être très préjudiciable aux intérêts de la filiale dans laquelle se trouve le ou les actionnaires minoritaires. Un exemple simple : l’actionnaire contrôlant une société impose à son dirigeant de passer par un fournisseur agréé par le groupe pour une prestation donnée. Or, ce dirigeant a la possibilité, de par ses contacts locaux, de contracter avec un autre fournisseur, mieux-disant que le fournisseur initial. Le dirigeant n’aura alors d’autre choix que d’accepter cette prestation groupe ou bien se démettre, le tout au détriment tant de la société qu’il dirige que de ses éventuels actionnaires minoritaires.   Et ni les dispositions légales en matières de conventions réglementés ni celles concernant l’abus de majorité par exemple ne permettent de contrecarrer ce type de comportement.

Vous qui avez exercé aux États-Unis, constatez-vous des différences entre le droit français et le droit anglo-saxon ?

Le droit américain est très différent du droit français au sujet des contentieux entre actionnaires de société non cotées. Mais il n’est paradoxalement pas sans rappeler notre droit des sociétés cotées. Aux États-Unis, l’actionnaire de contrôle ne peut pas prendre, par exemple, la décision de vendre un actif important d’une entreprise non cotée sans désintéresser les actionnaires minoritaires si une telle vente leur porte préjudice. En France, cette règle existe également. Mais elle ne vaut que pour les sociétés cotées. Si vous consultez le règlement général de l’AMF, vous pourrez constater que toute une série de dispositions ne peut être prise par l’actionnaire de contrôlesans qu’il soit contraint de déposer une offre publique de retrait venant désintéresser les actionnaires minoritaires si ces dispositions portent atteinte à leurs intérêts.
 
Outre-Rhin, nos voisins allemands parlent d’actionnaires « dominants » pour désigner celui qui détient la plus grande partie du capital d’une entreprise. Mais là encore, cet actionnaire ne peut pas décider de céder un actif essentiel d’une entreprise, cotée ou non, sans indemniser les  actionnaires minoritaires.. Le droit allemand des sociétés va même plus loin puisqu’il reconnaît expressément la notion de groupe, le rapport entre une société dominante et une société dominée et la possibilité pour les actionnaires minoritaires de cette société dominée, non cotée, de bénéficier d’un droit de retrait. Ce n’est malheureusement pas le cas pour lee droit français  C’est une caractéristique tout à fait singulière qui n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes à nos entreprises non cotées en bourse, qui sont le plus souvent des PME et des ETI.

Quelles répercussions ces différences ont-elles sur la nature des contentieux rencontrés par les entreprises dans chacun de ces différents pays ?

Les entreprises américaines et allemandes sont plus exposées aux dérivatives actions ; c’est-à-dire aux procédures initiées contre les actionnaires majoritaires par les actionnaires minoritaires qui considèrent que tout ou partie de l’actif qu’ils ont contribué à financer a été détourné. En Allemagne, il existe même un dispositif renforcé sur les sociétés non cotées qui instaure l’équilibre entre l’actionnaire minoritaire et l’actionnaire majoritaire de telle sorte que ce dernier ne puisse pas tout faire dans la société, avec ses actifs, son personnel, sans devoir à un moment ou à un autre  indemniser l’actionnariat minoritaire.
 
Dans ces pays, le droit donne une clé à l’actionnaire minoritaire et une clé à l’actionnaire majoritaire. Les deux sont nécessaires pour gérer le patrimoine de l’entreprise. Et ce n’est pas parce que vous avez l’une de ces clés que vous allez pouvoir ouvrir toutes les serrures de force quand cela vous arrange. En France en revanche, c’est tout à fait possible et certains actionnaires majoritaires ne se privent pas de le faire. Cela conduit donc à des situations ou lorsque l’un d’eux détient plus de 50 % du capital d’une entreprise, il a la possibilité d’imposer intégralement ses vues sans considération pour ce que pense le reste des détenteurs du capital de l’entreprise. C’est d’ailleurs en partie  la raison pour laquelle nous conseillons généralement à nos clients qui veulent céder leur entreprise à un groupe d’en céder la totalité et certainement pas de conserver une minorité importante du capital. En fait de quoi, les partenariats entre groupes de taille internationnale et PME ne sont plus dans notre culture. Quand on sait les besoins de financement et de développement à l’international auxquels sont confrontées nos PME et nos ETI, c’est bien dommage !

En juin 2013, vous signiez une tribune intitulée Protéger et favoriser la croissance des PME françaises. À quels périls les PME françaises sont-elles exposées aujourd’hui ?

L’objet de cette tribune était de dénoncer cette domination, sans contrepartie, des actionnaires majoritaires au sein des sociétés non cotées. Le droit français laisse la main à l’actionnaire majoritaire ; il considère qu’il est l’actionnaire de contrôle et qu’il a donc le droit de faire ce qu’il veut de la société, des actifs qui la composent et de ses salariés. Ce déséquilibre favorise des comportements actionnariaux qui portent préjudice au développement des entreprises, de l’emploi et de l’économique française. Si un actionnaire majoritaire veut mettre en place une stratégie d’optimisation de ses actifs au nom d’une stratégie de groupe, il peut exiger de l’entreprise qu’elle prenne des décisions qui ne sont pas forcément dans son intérêt immédiat.
 
Prenons encore un exemple. Dans le cas où une entreprise groupe détiendrait 51 % du capital d’une autre entreprise, la première peut obliger la seconde à ne pas contracter avec une entreprise iranienne par exemple alors que la législation du pays de cette seconde entreprise l’y autorise. Pour absurde qu’il peut paraître, cet exemple illustre la situation que rencontrent de nombreuses entreprises quotidiennement en France. Tous les jours, vous avez aussi des donneurs d’ordres qui vont imposer à un sous-traitant qu’ils contrôle en droit ou en fait de leur rétrocéder des marges arrières ou de leur répercuter les effets bénéfiques du CICE. Dans ce type de situation, le patron du sous-traitant pourra toujours rétorquer que tout cela est préjudiciable à son entrepriseSon donneur d’ordre lui répondra : « soit vous vous vous pliez à cette demande, soit vous êtes révoqué ». Et le patron, même s’il détient 35 % de l’entreprise, ne pourra rien y faire.

Y’a-t-il déjà une jurisprudence en l’espèce ?

La récente condamnation pour abus de position dominante d’EDF Energies Nouvelles suite à la saisine de l’Autorité Française de la Concurrence par la PME Solaire Direct, démontre toute l’actualité du problème. Parmi les autres affaires très actuelles, citons le cas de GDF Suez qui se voit réclamer plus de 200 millions d’euros de dommages et intérêts. Ce contentieux a été initié par Jean-Michel Germa au sujet de la Compagnie du Vent, l’entreprise qu’il a fondée, et dont il est toujours actionnaire à 44%. L’affaire BP Solar est également emblématique de ces affaires où une PME a été vidée de ses actifs essentiels par un actionnaire majoritaire et qui illustre bien le caractère problématique du droit français. On peut également relever le contentieux de la société Energia toujours contre GDF Suez parmi les affaires marquantes.
 
L’inventaire pourrait se poursuivre, mais il convient de souligner que de telles affaires sont, au demeurant, assez rares. Il y a une raison bien simple à cela. C’est que les sociétés meurent souvent avant de pouvoir mener ce type de contentieux devant les tribunaux. Le droit français est en effet tellement déséquilibré, y compris sur le plan procédural, qu’il faut finalement beaucoup de ressources et d’obstination pour engager une procédure contre des sociétés qui ont bien souvent les moyens de la faire durer.

Quels enseignements peut-on en tirer sur le plan économique selon vous ?

Il suffit de lire la presse économiques pour comprendre l’importance des conséquences qu’ont ces rapports problématiques entre actionnaires majoritaires et actionnaires minoritaires, sociétés dominantes et sociétés dominées. Bien souvent, elles sont les mêmes que celles qui découlent de rapports de force déséquilibrés entre grands groupes et sous-traitants. Quand des sous-traitants sont littéralement rançonnés par des entreprises de taille plus importante, ils ne parviennent pas à se développer. Le nombre de PME et d’ETI stagne alors en raison de ces conditions de développement extrêmement précaires, et l’on s’étonne que le tissu entrepreneurial allemand ou britannique se porte mieux. Mais cela n’a rien d’étonnant : le régime juridique français est tellement déficient qu’il échoue à protéger l’intégrité des PME et leurs intérêts minoritaires.

Que manque-t-il au droit français des sociétés non-coté pour éviter ce type de problème ?

Avant toute chose, il manque une législation qui établit clairement les droits et les obligations des  actionnaires vis-à-vis des sociétés qu’ils contrôlent et de leurs actionnaires minoritaires. Si l’on transposait a minima aux sociétés non cotées ce qui existe en France au titre des sociétés cotées dans le cadre du règlement de l’AMF, cela constituerait un bon début et une vraie révolution. Grosso modo le principe est simple : vous ne pouvez pas vous comporter comme si vous aviez 100 % de l’entreprise quand vous n’en avez que 55 ou 60 %. Pourquoi ? Parce que par définition, quand vous en avez 55 % des titres d’une société,  vous devez vivre en copropriété et prendre en considération les intérêts des autres. Tandis que lorsque vous avez 100 % d’une entreprise, vous êtes complètement chez vous, et vous y faites ce que bon vous semble.

Le régime juridique classique des conventions réglementées n’est-il pas là pour protéger justement la société et ses actionnaires minoritaires ?

Le régime des conventions réglementées aujourd’hui s’apparente à une raquette de tennis à laquelle il manquerait cinq ou six cordes. De façon schématique, i s’agit de conventions passées entre deux sociétés qui ont en commun leurs dirigeants ou leurs actionnaires.
 
De telles conventions, par exemple, n’empêchentpas un grand groupe d’obliger un sous-traitant de se fournir chez une entreprise chinoise avec qui il n’a aucun lien capitalistique alors que le sous-traitant s’approvisionne depuis 10 ans auprès d’une entreprise française. Naturellement, tout cela est préjudiciable au sous-traitant, mais aussi à ses partenaires locaux. Il faut bien comprendre que lorsqu’on télescope ainsi une logique de groupe international et l’organisation de structures plus petites, on crée des déséquilibres microéconomiques, préjudiciables à l’emploi local, français en particulier
 
Ces exemples simples montrent qu’il est très facile de contourner le système des conventions réglementées à la faveur de l’actionnaire majoritaire.

On cite souvent l’abus de majorité ou les pactes d’actionnaires comme les moyens usuels pour lutter contre les phénomènes que beaucoup d’entrepreneurs dénoncent. Qu’en pensez-vous ?

Les pactes d'actionnaires s’avèrent d’une efficacité très insuffisante en raison de l’article 1142 du Code civil. Cet article stipule que toute obligation de faire ou de ne pas faire se résout en dommages et intérêts. Pour en comprendre la portée ici, prenons un nouvel exemple. Dans une société non cotée, le dirigeant est mis en place par l’actionnaire majoritaire. L’actionnaire minoritaire réussi à négocier que le dirigeant l’informe préalablement de toute décision qui pourrait être prise pour la conclusion d’un emprunt particulièrement significatif pour l’entreprise et qui lui ferait contracter une dette importante. Que se passe-t-il si le dirigeant ne le fait pas? Inutile d’espérer l’annulation de l’emprunt. Tout au plus, cela permettra à l’actionnaire minoritaire de réclamer des dommages et intérêts pour le préjudice qu’il aura subi. Et encore faudra-t-il pour cela qu’il parvienne à démontrer qu’il a personnellement souffert d’un préjudice différent de celui qui pourrait affecter la société.
 
Or le problème dans le cas d’un prêt qui endetterait lourdement une société, c’est que le manquement à l’information ne serait pas en soi préjudiciable à l’entreprise pour autant qu’elle puisse rembourser ce prêt. En revanche, l’impact que cela aura sur la valeur de la participation minoritaire peut l’être puisque la valeur de cette participation se retrouvera amputée du montant de la dette qui aura été contractée. Mais en de pareilles circonstances, la Cour de cassation considérerait la demande de dommages et intérêt de l’actionnaire minoritaire comme non recevable, car le préjudice serait avant tout social.
 
À cause de l’article 1142 du Code civil, l’actionnaire minoritaire ne peut que très rarement obtenir du tribunal qu’il force l’actionnaire majoritaire à s’acquitter des obligations inscrites dans le pacte d’actionnaires, comme une promesse de rachat d’actions par exemple. Il ne peut en effet que difficilement obtenir ce que l’on appelle l’exécution  en nature. En d’autres termes, l’actionnaire majoritaire n’est jamais réellement tenu d’honorer ses promesses au profit de  l’actionnaire minoritaire, car l’article 1142 du Code civil ne laisse à ce dernier qu’un recours en dommages et intérêts dans la plupart des cas, recours tout aussi aléatoire que le quantum de l’éventuelle condamnation.

Plus généralement, les tribunaux de commerce tels qu’ils existent aujourd’hui sont-ils adaptés pour faire face à la complexité et à la technicité des dossiers en contentieux ?

Je pense qu’il y a de très bons tribunaux de commerce en France. Dans les gros tribunaux consulaires tels que ceux de Paris, Lyon, ou Marseille et bien d’autres, les juges sont très clairement au fait de ces situations. Ils comprennent très bien les problématiques typiques des contentieux entre actionnaires de sociétés non cotées. Le contournement de conventions réglementaires, la non-exécution de promesses d’achat de titres sont des dossiers simples que l’on rencontre quotidiennement dans la vie des affaires. Mais le droit positif français est d’un secours très relatif, eu égard aux dommages provoqués par ce type d’affaires. C’est la raison pour laquelle aujourd’hui le droit positif de l’actionnariat minoritaire peut être qualifié d’anachronique : il a trente ou quarante ans de retard.

Qu’en est-il du risque de conflit d’intérêts au sein des juridictions consulaires ?

Il s’agit d’une question à laquelle les juges consulaires sont désormais très sensibles. Ils savent qu’ils sont sous l’œil du radar, et qu’ils sont observés par la chancellerie, les journalistes et l’opinion publique. Je ne pense pas que cela nuise à la bonne résolution des affaires de contentieux. Quand un juge ou un tribunal s’estime en situation de conflit d’intérêts sur une affaire, il demande de lui-même le transfert de l’affaire auprès d’une autre juridiction consulaire.
 
Le problème aujourd’hui se trouve du côté du droit. Cette boîte à outils dont nous disposons s’avère déficiente pour défendre les intérêts des actionnaires minoritaires et  ceux des ETI et des PME françaises. On le constate chaque jour. Un dirigeant de PME qui souhaiterait se développer à l’international préfère s’abstenir de peur de se faire dépouiller plutôt que de tenter un partenariat avec l’investisseur de référence dans son secteur. Quand on est chef d’entreprise, on ne veut pas voir le fruit d’une vie de travail s’envoler au nom d’une logique de groupe !

La Rédaction