Dans les coulisses des fameux 'clients mystère'



Vendredi 3 Avril 2015


Ils traquent la désinvolture d’un vendeur, la qualité d’un repas ou d’un séjour hôtelier. Ils sont à l’affût du moindre faux pas. Très en vogue pendant les années 60, le client mystère œuvre dans l’ombre afin de « mesurer » l’expérience client. C’est même devenu une industrie à part entière qui pèse plusieurs milliards à travers le monde. Mais cette pratique n’est pas sans effets pervers. Quelques anecdotes lèvent le voile sur un mystère pas si reluisant.



(credit: freedigitalphotos.net)
Un outil au service du management de la qualité

La technique de l’enquête mystère est utilisée tant par les grandes enseignes et les réseaux franchisés, que par les plus petites entreprises de commerce et des services. Il s’agit de donner aux dirigeants « une vision objective de la façon dont le client est accueilli, servi, conseillé », précise Dominique Bréchon, directrice de la société Masters Consultants. Ainsi, le client mystère a pour mission de fournir un outil de management objectif, comme par exemple vérifier le respect des processus mis en place par l’entreprise : délai de prise en charge du client ou de réception de la commande, propreté des lieux mais également l’expertise et la convivialité du vendeur… ou la saveur des mets servis. Cette démarche a ainsi permis à certaines entreprises d’évoluer en fonction des souhaits des clients, comme chez Vente-privee.com, qui a pu améliorer son site, ou le voyagiste Nouvelles Frontières, qui a augmenté le nombre de transats dans ses hôtels après la visite de ces clients presque comme les autres.

La visite du client mystère est également une mesure clef visant à garantir la sécurité et prévenir le consommateur des éventuelles arnaques. Les associations de consommateurs y ont d’ailleurs recours régulièrement. Ces dernières se sont ainsi félicitées de la mise à l’honneur de cette pratique dans la loi de protection du consommateur. Elle devient ainsi une arme en faveur des droits des consommateurs face aux multiples dérives, notamment pour les agents de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) qui peuvent désormais y recourir. En 2009, la Commission européenne avait déjà missionné des « internautes mystères » afin de tester les modalités d’achat de 4000 sites marchands européens. La pratique s’est ainsi peu à peu transformée en argument pour les entreprises en quête d’une labellisation.

Car, les consommateurs sont toujours plus exigeants quant à la qualité des services proposés par une marque. « 80% des consommateurs considèrent la qualité du service clients comme critère de choix avant d'acheter», précise Jordane de Marliave, directrice des opérations téléphoniques chez BVA qui effectue des contrôles dans les entreprises volontaires. Les clients sont donc très réceptifs à cette forme de « labellisation ». En 2015, BforBank, Marionnaud, KFC ont ainsi été « élus service client de l’année » par Viséo Conseil qui décerne chaque année le précieux Graal.

Clients mystères, petits soldats de la guerre économique

Mais dans les coulisses de cette pratique, l’ambiance n’est pas toujours fair play. En effet, l’instrumentalisation de la pratique du client-mystère est une des dérives auxquelles sont confrontées les entreprises. Ces dernières peuvent être parfois poussées à la faute par des testeurs mal attentionnés voire commandités par des concurrents. Nombre de dirigeants découvrent ainsi avec les visites-mystères un outil susceptible, entre de mauvaises mains, de se transformer en arme non conventionnelle. « La visite-mystère est devenue l’outil à la mode. C’est un formidable levier de changement pour une entreprise, mais cela peut, aussi, être effroyablement destructeur » critique Alain Dubreuil, directeur associé de l’agence Satistème. En particulier, certains de ces clients mystères sont des précaires qui pour garder des vacations vont tout faire pour satisfaire leur employeur, souvent un concurrent des entreprises visitées. Cela se traduit par une approche destinée à pousser à la faute les magasins visités en les incitant à commettre des irrégularités. Il s’agit de pratiques contestables sur le plan de l’éthique.

Pourtant les cas de guerre économique où les clients mystères sont utilisés sont légions. Par exemple, depuis 2007, Optical Center attaque en justice ses concurrents sur la base d’enquêtes réalisées par des anonymes qui, selon certains témoignages, manœuvreraient pour pousser leurs cibles à la faute. Cette dernière consiste à piéger les opticiens sur l’optimisation de la prise en charge des frais par leurs mutuelles. Optical Center affirme que ses concurrents détournent la clientèle de son réseau et forme donc auprès des tribunaux des demandes en dommages et intérêts pour concurrence déloyale. Après avoir obtenu la condamnation d’Alain Afflelou, le plaignant a ensuite été débouté de son action contre Krys en considérant que l’enseigne n’était pas responsable de fraudes de ses franchisés. Optical Center a également assigné Optic 2000 pourtant dans la même situation que Krys (Est-elle responsable de ses magasins franchisés ?).  La coopérative a été récemment condamnée en première instance à payer 30 millions d’euros. Optic 2000 a depuis fait appel car elle conteste les faits reprochés. L’entreprise a de plus été placée en procédure de sauvegarde pour ne pas avoir à sortir, malgré la poursuite de la procédure judiciaire, les montants des dommages et intérêts ce qui aurait pu lui créer des difficultés importantes pour financer son développement. En effet, ainsi, elle évite de toucher à ses fonds propres de 40 millions d’euros nécessaire au fonctionnement et à sa compétitivité. Les clients mystères apparaissent ici comme des petits soldats bien utiles de la guerre économique entre concurrents et l’on voit que quelques-uns bien utilisés peuvent avoir un effet de nuisance considérable.

Le recours aux clients mystère est il éthique ?

Car le recours au client-mystère pose plus largement des questions d’ordre éthique, notamment face aux efforts croissants des acteurs du marché à proposer des pratiques plus saines et transparentes. Lorsque les salariés savent qu'un client mystère évalue leurs performances, ils se sentent secrètement surveillés voire menacés par une sanction due à une mauvaise appréciation. Ce « flicage » peut générer du stress et de la méfiance entre les employés et donc affecter l’environnement de travail et leurs performances. De plus, la pratique n’est pas sans conséquence pour le client-mystère lui-même. « C’est sûr, je me pose parfois la question de l’après », avoue Martine, qui n’aimerait pas « être la cause du licenciement de quelqu’un ». Surtout que ces « états d’âme » sont assez peu rémunérés et sont souvent contraignants pour les testeurs.

Le plus souvent amateurs, les clients-mystères sont recrutés par le bouche-à-oreille dans des populations disposant de peu de moyens (étudiants, chômeurs, etc.). Leur rémunération ne leur permet pas pour de vivre de cette activité, tout juste de survivre. Interrogé sur son activité, un client-mystère explique gagner 250 euros par mois maximum. « On a une très longue liste de questions, parfois jusqu’à 300 pour une seule visite » ajoute ce dernier. Dans ces conditions, on peut douter de la capacité à restituer fidèlement une expérience client et ce malgré la bonne foi du testeur anonyme. Car l’objectivité est primordiale et reste la base de cette démarche qui n’a pas terminé sa professionnalisation comme dans les pays anglo-saxons. Certains clients-mystère pourraient également être tentés de jouer les « redresseurs de torts ». « En tant que client, on passe son temps à râler en faisant ses courses... mais personne ne fait jamais rien. Là, au moins, j’ai l’impression d’être prise en considération », confie malgré tout Martine.

Le biais principal du recours aux clients mystère est que celui ci, compte tenu de son statut de vacataire, veut le plus souvent faire plaisir à son employeur pour continuer à avoir des missions. Ainsi lorsque l’objectif est de « planter » un concurrent, ces « agents secrets » en situation de précarité peuvent être tentés d’inciter fortement leur cible à commettre des fautes alors que les commerçants ne l’auraient jamais fait dans un contexte normal.

Ces aléas ont conduit de nombreuses marques à délaisser cette pratique comme Kiabi. Isabelle Busine, directrice de la relation client de l’enseigne de prêt-à-porter, explique que cette méthode d’évaluation part du point de vue de la marque et non pas de celui du client. En effet, si l’avis du client est sollicité, la grille des critères d’appréciation est fournie par la marque. Cette dernière se teste donc sur des points qu’elle a elle-même définis. Aussi, à l’heure d’Internet et des réseaux sociaux, d’autres méthodes permettent de garantir un service irréprochable. L’interactivité et la proximité permises par ces méthodes 2.0 s’avèrent être de précieux feedbacks des « vrais » clients. 

Guillaume Mailloux