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IKEA – Espionnage généralisé des salaries & gestion de crise confuse




Mercredi 21 Avril 2021


Entre 2002 et 2012, Ikea France espionne son personnel et ses clients, allant même jusqu’à payer des centaines de milliers d’euros pour embaucher des détectives privés et avoir accès illégalement à des dossiers de police. La révélation de ces pratiques crée un véritable scandale, qui se soldera par le limogeage de nombreux hauts dirigeants, et traduira une gestion de crise très confuse.



De la révélation médiatique aux complications judiciaires

Tout commence en février 2012, lorsque le Canard Enchainé publie des emails des dirigeants d'Ikea France, et affirme que le géant suédois du meuble aurait payé pour avoir accès illégalement à des dossiers de police sur son personnel et ses clients. En effet, plus de 200 vérifications de casiers judiciaires et d'immatriculations de véhicules ont été illégalement demandées, indique le journal. Ces informations étaient utilisées pour orienter les décisions de recrutement et licenciement, surveiller de très près les employés dont l’activité syndicale était jugée dangereuse, ainsi que pour gérer des litiges avec certains clients.

L’entreprise aurait même employé des détectives pour espionner certains employés, puisqu’entre 2002 et 2012, le service financier d'Ikea France a approuvé plus de 475 000 euros de factures d'enquêteurs. Ce fut notamment le cas d’une employée contrainte de partir après un an d'absence pour raisons médicales ; une enquête sur elle a été menée par le siège français d'Ikea, qui la soupçonnait de ne pas être aussi malade qu'elle l'avait dit, notamment en raison de ses voyages répétés au Maroc. La société aurait ainsi fourni à un détective privé son numéro de sécurité sociale, son numéro de téléphone portable personnel, ses coordonnées bancaires et d'autres données personnelles. Le détective aurait ensuite envoyé à l’entreprise une copie du passeport de l’employée, avec ses tampons d’entrée et sortie du territoire marocain.

Finalement, l’affaire n’est plus seulement médiatique, et devient judiciaire, lorsque le directeur général d’Ikea France est mis en examen. Son prédécesseur subit le même sort, même s’il assure avoir tout ignoré de ces pratiques. Jean-François Paris, ex directeur de la gestion des risques, également mis en examen, reconnaît les faits et décrit le système : face à la multiplication des incidents en magasins au début des années 2000, les dirigeants avaient décidé de mieux « maîtriser » le recrutement, en confiant des missions à des sociétés de renseignements économiques afin de vérifier antécédents d’une large partie du personnel. Plus encore, de nombreux établissements ont fait de même, en développant parfois leur propre protocole, et sans en informer la direction. Par la suite, l’entreprise elle-même sera mise en examen, en tant que personne morale.

Cette affaire d’espionnage généralisé a suscité l'indignation du l’opinion publique en France, non seulement en raison du nombre important de consommateurs dans le pays, qui constitue le troisième marché d'Ikea, mais aussi parce que l’attachement au respect de la vie privée y est un sujet majeur. Par ailleurs, cette crise révèle les défaillances structurelles d’Ikea France, qui n’avait pas développé de service juridique approprié, malgré son rapide développement.
 
La gestion de crise confuse d’Ikéa France

La crise est avant tout relative aux relations entre la direction et les employés. Ikea France est alors confronté à un véritable défi : communiquer et agir à la fois en externe et en interne, de façon cohérente et simultanée, afin de rassurer et calmer les salariés, tout en restaurant son image publique.

Dans un premier temps, Ikea France s'engage à enquêter, mais ne veut pas confirmer ou nier les allégations. Dans un communiqué, une porte-parole déclare : "Nous désapprouvons de la manière la plus ferme possible toutes ces sortes de pratiques illégales qui sont un affront à des valeurs importantes telles que le respect de la vie privée d'une personne ». Avant d’ajouter « Mais nous soulignons que notre propre enquête n'équivaut en aucun cas à admettre que ces pratiques ont été mises en œuvre". »

La cellule de crise faute d’abord par sa composition, puisqu’elle intègre notamment des cadres dirigeants étrangers du groupe, a priori peu familiers du terrain français, qu’il s’agisse de médias ou de relations sociales et syndicales. C’est notamment le cas de Petra Hesser – DRH monde du groupe – qui décide de rencontrer les partenaires sociaux…avec deux traducteurs. La cellule de crise doit également faire face à une forte occupation de l’espace médiatique par la CFDT, Force Ouvrière et la CGT. Deux de ces organisations syndicales porteront plaintes, en médiatisant fortement leur démarche, notamment via leurs avocats, tout en déployant un message concordant.

En avril 2012, à l’issue de l’enquête interne, Ikea France reconnaît les faits reprochés. Quatre cadres dirigeants sont licenciés en mai, dont l'ancien directeur général, Jean-Louis Baillot, et Jean-François Paris, directeur de la gestion des risques. Par ailleurs, dans une volonté de transparence, et sans doute de restauration de l’image de la marque, Stefan Vanoverbeke, directeur général d’Ikea France déclare en avril 2012 : « Nous avons fait le constat qu'il y a eu des pratiques chez Ikea France  qui ne sont pas à la hauteur ni de nos valeurs, ni de nos standards éthiques », avant d’ajouter : « Ces pratiques sont intolérables, inacceptables et je les regrette sincèrement ». L’entreprise décide donc de faire son mea culpa, mais cette déclaration accentue l’impression de dissociation entre les valeurs officielles et les pratiques internes, et finalement le sentiment d’opacité.

De plus, le recours à un cabinet d’audit pour juger la situation, puis l’instauration d’un code de bonne conduite  (en juin 2012) à l’attention des managers de l’entreprise, sont décidés, dans l’objectif de restaurer la confiance des salariés et clients. Ces décisions, a priori bonnes, seront retournées contre l’entreprise et la cellule de crise, accusées de les avoir prises sans aucune concertation avec les syndicats. Par ailleurs, la création de ce code de conduite est très mal perçue par les salariés, qui se sentent accusés d’être responsables de ces mauvaises pratiques, alors même qu’ils pensent surtout en être les victimes. Ils qualifieront même l’initiative de « poudre aux yeux pour éteindre le feu médiatique ».
 
Finalement, ce scandale aura eu un effet délétère pour l’image de la marque, peut-être davantage du point de vue des employés que des clients (pas de baisse des ventes à signaler). Cet effet est d’autant plus important qu’il souligne une contradiction totale entre les valeurs prônées par l’entreprise et ses pratiques, qu’il se combine à d’autres crises réputationnelles (conditions de travail au Bangladesh, évasion fiscale), et qu’il s’étend sur plusieurs années (les procédures judiciaires, encore en cours plusieurs années après les faits, sont largement relayées par les médias). Ce scandale aura aussi montré le manque de prévoyance de la cellule de crise, qui a particulièrement mal anticipé l’enchaînement des faits, et la réaction des parties prenantes.

KD



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