Carnets du Business


           

Identité et cohésion des firmes dans la mondialisation




Vendredi 23 Décembre 2011


Thomas Friedman s’est trompé : le monde globalisé n’est pas plat et encore moins uniforme, si bien que les firmes du futur devront conjuguer enracinement et cosmopolitisme. Telle est la thèse défendue, dans un récent article de la prestigieuse Harvard Business Review, par Pankaj Ghemawat, professeur de management stratégique d’origine indienne (1). Une vision que mettent déjà spontanément en œuvre de nombreux dirigeants européens, qui ont peut-être une longueur d’avance sur leurs homologues anglo-saxons.



“Le succès global exige des firmes qu’elles prennent en compte la diversité et la distance plutôt que de chercher à les éliminer”, écrit Pankaj Ghemawat. De la sorte, cette étoile montante du management stratégique enseignant aussi bien à Harvard qu’à Madrid ou Barcelone prend à revers l’une des croyances managériales les plus ancrées : celle de l’émergence d’un monde dans lequel les individus comme les marchandises s’uniformisent jusqu'à en devenir interchangeables.

Voir la mondialisation telle qu’elle est

Identité et cohésion des firmes dans la mondialisation
Pour Pankaj Ghemawat, cette vision de la mondialisation est tout simplement erronée. A rebours des visions utopiques, il entend en effet voir la mondialisation telle qu’elle est et non telle que l’on la souhaite: « une croissance déséquilibrée, grêlée par la détresse financière. La menace du protectionnisme ravivée par la persistance d’un chômage élevé, particulièrement dans les pays développés. Les tensions, dans les nations riches comme dans les pauvres, à propos des différences ethniques, religieuses ou linguistiques, et la crainte d’une nouvelle ère de sécessions et de tribalisme. Voici quelques événements contredisant le discours auquel nous nous avons été habitué : celui décrivant des marchés de plus en plus intégrés se jouant des frontières, des technologies abolissant la distance et des gouvernements nationaux dépassés. »

Dès lors, pour réussir à l’international, les entreprises et leurs dirigeants ne doivent pas, comme ils le faisaient trop souvent, nier les disparités, les différences et les cultures mais, au contraire, les placer au cœur de leur stratégie. Car, « il n’y a pas que les entreprises qui restent profondément enracinées. C’est également le cas des gens qui sont leurs clients, leurs employés, leurs investisseurs et leurs fournisseurs », souligne Pankaj Ghemawat. De telles réflexions sont bien sûr iconoclastes aux Etats-Unis où l’on croit encore volontiers que globalisation rime avec uniformisation, voire avec américanisation des cultures. Un sondage réalisé par la Harvard Business Review révélait ainsi que quelque 48 % des managers estiment qu’à l’heure de la mondialisation, « une compagnie véritablement globale n’a pas de port d’attache ». Mais qu’en est-il en Europe? Il semble que, forts de notre histoire, nos dirigeants fassent preuve de davantage de réalisme, y compris lorsqu’ils exercent dans des groupes mondiaux.

L'ancrage historique au territoire à l'épreuve du cosmopolitisme

L'ancrage territorial des entreprises n'est pas une considération anodine pour les dirigeants. Ceux-ci sont également garants de la cohésion de grands ensembles interculturels en quête de sens, et donc de repères. Or, nombreux sont les économistes à désigner l'ancrage territorial des firmes comme une conséquence directe des processus historiques qui ont permis aux multinationales de bâtir leur aire de marché. Parallèlement, les firmes doivent aussi s'insérer dans des environnements socioculturels parfois hétérogènes.

"La mondialisation de l’économie, si elle se manifeste par un élargissement des frontières de positionnement des firmes sur la scène internationale, ne conduit pas nécessairement à un désengagement des territoires locaux", explique Marie Raveyre, chercheur à l'Institut de Recherches Economiques et Sociales (2). Selon elle, dans le cadre de leurs stratégies de déploiement, les multinationales qui confortent "une dynamique d’échange en réseaux au niveau local, contribueraient a assurer une meilleure articulation des groupes avec leur environnement". C'est en tout cas ce qu'elle tend à démontrer à travers l'étude poussée de cinq grands groupes français, au terme de laquelle elle observe que "les groupes ne forment pas un ensemble homogène, du fait de leurs caractéristiques productives, sociales, historiques et géographiques, et que les directions des entreprises sont aussi composées de différents types d'acteurs qui n'ont pas les mêmes conceptions des stratégies efficaces." En d'autres termes, le groupe devrait circonscrire un cadre de référence au sein duquel s'exprimeraient des cultures stratégiques diverses. Dans le monde des transports aussi, un certain réalisme français se donne aussi à voir. Alors que ce secteur pourrait aisément tomber dans l’apologie facile d’un monde plat seulement traversés de flux, un patron français exalte au contraire la valeur de l’enracinement territorial.

Ainsi Eric Jacquemet, ancien PDG de TNT Express France, dans un récent essai, écrit: « à l’heure des marchés globalisés, l’entreprise doit certes penser à l’échelle mondiale, mais ne pas perdre de vue son enracinement territorial. D’une certaine façon, elle devrait s’approprier le slogan des activistes altermondialistes : “Think global, act local !” » (3). Est-ce pour autant incompatible avec la préservation d'une approche de l'identité du groupe par ses racines, et son lien historique au territoire?


Sylvie Daviet qui, pour sa part, a étudié le lien entre mondialisation et ancrage territorial chez ST Microelectronics, estime que "pour une multinationale, l'espace de référence est avant tout mondial" (4). Ce qui ne l'empêche pas de relever que "ST Microelectronics se définit comme une multinationale à racines européennes". Il semblerait ainsi que pour symboliser ses racines franco-italiennes, ST Microelectronics ait choisi de localiser ses fonctions névralgiques au sein d'un "triangle transalpin" reliant Milan, Genève (pour symboliser la dimension internationale) et Rousset (près d'Aix-en-Provence). Malgré l'affaiblissement du noyau actionnarial franco-italien, après le désengagement de France Telecom et d'autres investisseurs historiques dans les années 2000, STM est devenue une société de droit néerlandais, mais reste une entreprise franco-italienne dans les esprits. Pasquale Pistorio, qui demeure Président d'honneur de la firme depuis la fin de ses fonctions en 2005, avait d'ailleurs initialement été nommé dirigeant en 1979 avec une mission: "prouver que l'Europe peut exister et se défendre dans l'industrie mondiale du semi-conducteur. C'est là que se trouve le mythe fondateur de la compagnie".

Les motivations qui guident certaines entreprises dans leur positionnement identitaire, convergent donc vers les travaux de Pankaj Ghemawat : on parle ici d'une vision de l'entreprise à la fois globale, cosmopolite et fidèle à son histoire. Et si, cette fois, les firmes européennes avaient un coup d’avance sur leurs rivales anglo-saxonnes? Le cosmopolitisme n'est pas la standardisation.


(1) The Cosmopolitan corporation, par Pankaj Ghemawat (site web), in Harvard Business Review, mai 2011.
(2) Mondialisation et ancrage territorial: les nouvelles stratégies des grandes entreprises, par Marie Reveyre, IRES, 2005
(3) L’homme au coeur de l’entreprise, Eric Jacquemet, Editions d’Organisation, avril 2011, 164 p.
(4) Mondialisation et ancrage territorial chez ST Microelectronics, par Sylvie Daviet, Revue Rives Méditerranéennes, Vol. 9 /2001


Nicolas Lochman



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