Carnets du Business


           

L’explosion de l’usine de l’Union Carbide à Bhopal




Vendredi 5 Juillet 2019


Dans la nuit du 3 décembre 1984, la pression à l’intérieur du réservoir 610 de l’usine de pesticide de Bhopal commence à augmenter dangereusement. Quelques minutes plus tard, cette pression dépasse largement la limite admissible et le réservoir commence à trembler. Le couvercle en béton se fend et la valve de sécurité se rompt, laissant échapper un vaste nuage de gaz.



En quelques minutes, se sont plus de 40 tonnes d’isocyanate de méthyle - un gaz hautement toxique – qui se répandent dans l’atmosphère au-dessus du bidonville de Bhopal qui était presque adossé à l’usine. En une nuit, 3500 personnes trouvent la mort et beaucoup de blessés sont à déplorer. Au total, d’après un bilan effectué en 1995, cette explosion aurait provoqué 7575 décès, voire même 25000 d’après les associations de victimes.
 
Dans les années 1960, l’Inde se lance dans une révolution agricole pour atteindre l’autosuffisance alimentaire et pallier l’augmentation rapide de la population. Vu cet objectif, le gouvernement indien encourage la construction par l’Union Carbide Indian Limited
  • la filiale indienne de l’Union Carbide (UCC) – d’une première usine de pesticide dans l’État de Madhya Pradesh, puis d’une deuxième à Bhopal. Ces usines produisaient essentiellement du Temik et du Sevin, deux pesticides composés essentiellement d’isocyanate de méthyle, une substance chimique extrêmement toxique qui se transforme en gaz mortel si sa température dépasse 0°C. Attirée par l’eau, l’électricité et les salaires offerts par l’usine, la population va affluer autour du site industriel. En 1984, Bhopal compte 800,000 habitants, dont une partie s’agglutine dans le bidonville de Khasi Camp, entre l’usine et la ville.
 
L’explosion de Bhopal est sans aucun doute l’une des catastrophes chimiques les plus mortelles de tous les temps, au vu des pertes humaines, mais aussi en raison du fait que, 30 ans après, l’affaire n’est pas encore réglée et les associations de victimes continuent de porter plainte. Se pose donc la question de la gestion de cette crise par l’Union Carbide, l’entreprise chimique américaine qui exploitait l’usine via sa filiale indienne. Quelle a été la stratégie de l’entreprise pour faire face à cette crise ? Cette stratégie s’est-elle révélée payante ?
 
S’agissant d’une crise relativement ancienne, à une époque où la médiatisation de la société était beaucoup moins importante, nous ne nous attarderons pas sur la communication de l’Union Carbide au tout début de la crise. La réaction de la direction de l’entreprise a été très rapide, puisque dès le lendemain, le PDG Warren Anderson s’est rendu sur les lieux de l’explosion, accompagné d’une commission d’enquête. Arrêté et emprisonné, il a finalement été expulsé du territoire indien et la commission d’enquête n’a pu commencer son travail que le 20 décembre. La crise va ensuite prendre la forme d’une bataille juridique entre d’un côté l’État du Madhya Pradesh puis le gouvernement indien et de l’autre l’Union Carbide, sa filiale indienne et le gouvernement américain. L’objectif de l’entreprise est alors simple : limiter sa responsabilité dans la catastrophe, réduire le montant des indemnités à payer et essayer de redresser au mieux son image de marque.
 
La première étape a consisté à apporter le plus rapidement possible un soutien matériel et médical aux victimes sur place. Dans la semaine qui a suivi la catastrophe, l’Union Carbide envoie à Bhopal des médecins spécialistes des infections chimiques ainsi que du Matériel médical. Le 10 décembre, l’entreprise offre un million de dollars au fonds d’intervention du Premier ministre indien. Courant 1985, les employés de UCC se mobilisent pour collecter 120,000 dollars qu’ils envoient aux associations locales d’aide aux victimes. UCC propose ensuite 5 millions de dollars qui seront refusés par le gouvernement indien puis ensuite versés à la Croix-Rouge. En 1986, l’entreprise et sa filiale indienne se proposent d’investir 50 millions de dollars pour construire un hôpital sur place destiné au traitement des victimes de Bhopal, proposition qui sera acceptée par la Cour suprême indienne qu’en 1991. Ainsi, ce sont près de 100 millions de dollars qui ont été mobilisés par UCC pour venir en aide aux victimes.
 
Pendant ce temps, UCC se préparait à un procès qui allait durer près de 4 ans. La première étape de la gestion juridique de la crise par UCC fut de faire en sorte que le procès soit instruit par la Cour Suprême indienne, et non celle des États-Unis connue pour sa jurisprudence abondante et son habitude à accorder des indemnités élevées aux victimes. Ce fut chose faite en 1986, puisque le juge Keenan décida que l’affaire ne pouvait être jugée aux États-Unis. Rapidement, UCC communique sur sa ligne de défense en vue du procès. Dans une interview accordée au Times, le PDG Warren Anderson explique qu’il s’agit d’un sabotage, et que UCC est en possession de preuves concrètes. De son côté, le gouvernement indien se prépare à démontrer la responsabilité directe de UCC et veut réclamer 15 milliards de dollars d’indemnités. Peu après, UCC publie une série de comptes-rendus d’enquête prouvant qu’une grande quantité d’eau a été introduite dans le réservoir 610. Or, UCC mentionne le fait qu’aucun des employés ne pouvait ignorer à quel point introduire de l’eau dans un réservoir contenant de l’isocyanate de méthyle pouvait être dangereux. Par conséquent, pour UCC, il ne peut s’agir que d’un sabotage. Par ailleurs, une autre partie de la stratégie consiste à mettre en avant l’indépendance légale et opérationnelle de Union Carbide Indian Limited (UCIL) vis-à- vis de UCC, arguant du fait qu’elle n’est dirigée que par des citoyens indiens et n’emploie que des nationaux. UCC avait d’ailleurs voulu fermer l’usine de Bhopal, qui perdait de l’argent depuis plusieurs années, mais le gouvernement indien avait milité pour son maintien, ce qui avait poussé UCIL à réduire les dépenses de fonctionnement de l’usine, diminuant ainsi la vigilance et la sécurité. À partir de 1991, Union Carbide commence à communiquer massivement sur des changements stratégiques et sur l’importance de la santé, de la sécurité et de l’environnement dans ses activités. Le nouveau PDG, Robert Kennedy, annonce ainsi la création d’un comité « santé, sécurité et environnement » ainsi que le lancement d’un plan stratégique environnemental avec des objectifs précis et mesurables.
 
Ainsi, la stratégie de l’Union Carbide peut être résumée de la manière suivante :
 
  1. Reconnaissance des dégâts humains et matériels et mise en place rapide de moyens conséquents pour limiter ces dégâts et fournir une aide concrète et efficace.
  2. Stratégie du bouc émissaire : UCC nie toute responsabilité dans cette affaire, démontrant qu’il s’agit d’un sabotage et réaffirmant son indépendance légale avec UCIL. Cette stratégie est fondée sur des preuves tangibles que UCC s’emploie à mettre à disposition des juges. Pour autant, UCC ne se dédouane pas : en débloquant des moyens financiers et physiques importants, l’entreprise montre qu’elle est absolument concernée par ce drame et qu’elle met tout en œuvre pour aider les victimes.
  3. Stratégie du rebond positif : sans nécessairement profiter de la crise pour mettre en avant ses bonnes pratiques – ce qui aurait été grotesque voir insultant – UCC s’appuie

sur l’évènement et le procès qui s’en suit pour modifier sa stratégie, montrant ainsi qu’elle apprend des erreurs commises par certains.
 
Vue sous un certain angle, cette stratégie s’est révélée payante. En effet, le 14 février 1989, après plusieurs appels et un changement de juge, la Cour Suprême rend son verdict : UCC n’est pas tenu responsable de la catastrophe, mais le juge condamne l’entreprise à verser 470 millions de dollars pour dommages et intérêts. Au regard des 15 milliards de dollars demandés par le gouvernement indien, le procès est un succès pour UCC. Par ailleurs, alors qu’un certain nombre de personnes jugeaient le montant des indemnités trop faibles et dénonçaient la durée du procès, la Cour Suprême indienne a défendu son jugement, insistant sur le fait que les sommes requises étant extrêmement élevées par rapport aux usages indiens.
 
Pour autant, cet évènement suscite toujours des tensions importantes, notamment en Inde où les associations de victimes continuent de dénoncer la responsabilité de UCC et la faiblesse des indemnités. De ce point de vue, l’image d’UCC reste fortement dégradée en Inde. Par ailleurs, la catastrophe chimique a laissé des séquelles tenaces, qui ont été ignorées par UCC. Non seulement les nouvelles générations souffrent des infections qu’ont subies leurs parents (malformation génétique…), mais l’usine n’a pas été entièrement nettoyée : les déchets enfouis dans le sol du temps continuent de se répandre dans les nappes phréatiques et le site lui-même n’a pas été débarrassé, de telle manière que les populations du bidonville sont encore exposées directement à des déchets toxiques. Au total, ce sont près de 30 décès qui sont à déplorer chaque mois du fait de cette toxicité. Enfin, il faut mentionner le refus de Warren Anderson de se présenter à la Cour Suprême pour être jugé. Il était notamment recherché par les autorités indiennes pour avoir négligé près de 30 problèmes de sécurité dans l’usine, alors même que des problèmes analogues avaient été résolus dans une usine aux États-Unis. Malgré la décision des juges, la question de la responsabilité d’UCC dans cette catastrophe reste en suspens. Au-delà de la thèse d’un sabotage, de nombreux éléments prouvent que la sécurité avait été négligée au sein de l’usine :
  • Réduction des dépenses de fonctionnement pour répondre aux exigences de rentabilité imposées par UCC, ce qui a poussé UCIL à réduire la vigilance et à employer de la main-d’œuvre moins qualifiée.
  • Avant la catastrophe de 1984, un certain nombre d’accidents graves se sont produits dans l’usine : incendies, fuites de gaz. Il était clair que le système de sécurité était largement défaillant et que les populations locales n’étaient pas protégées, mais grâce à ses bonnes relations avec les autorités locales, UCIL a pu continuer à faire fonctionner l’usine malgré les avertissements de la presse et de certains politiques.
  • Au moment de la catastrophe, il a été démontré que 2 des 10 défaillances majeures identifiées par une enquête en 1982 n’avaient pas été réglées.
 
Avec un peu de recul, et même si la décision des juges et le montant des indemnités nous poussent à dire que la gestion de cette crise par UCC s’est avérée être un succès, ces éléments font tache et il aurait probablement été judicieux d’en tenir compte davantage.
 
Pour conclure, la crise traversée par UCC via la catastrophe chimique de Bhopal nous intéresse pour plusieurs raisons. Tout d’abord, rarement une entreprise avait fait face à une telle crise, tant du point de vue de la durée (le jugement a été prononcé 4 ans après les faits, et aujourd’hui encore les dirigeants de l’entreprise, entre temps rachetée par Dow Chemical devenu Dupont, continuent d’être sollicités sur le sujet) que du point de vue des conséquences humaines et matérielles. Ensuite, la stratégie de l’entreprise a été menée de manière méthodique et s’est avérée judicieuse et payante : UCC a démontré sa non-responsabilité légale par des preuves concrètes, mais a tout de suite mis en place des moyens efficaces pour traiter les dégâts, de manière à montrer à quel point elle était concernée.

Paul de Montalivet



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