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Lafarge : Le cimentier signe une gestion de crise désastreuse face aux "13 millions d’euros" prétendument versés à Daesh




Vendredi 12 Juillet 2019


En 2016, Lafarge est accusée d’avoir collaboré avec l’État islamique entre 2013 et 2014. Ce scandale tombe peu après les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan et intervient dans un contexte français où l’organisation est encore un des vecteurs de peur les plus importants dans les esprits. Retour sur la communication désastreuse d’une multinationale et fleuron français, tombé depuis sous giron suisse.



Une priorité mise sur le maintien de l’activité

En 2007, Lafarge acquiert une cimenterie à Jalabiya, ville située à 160 km au nord-est d’Alep, la capitale syrienne, et à proximité de la frontière turque. L’usine n’entre en production qu’en 2010, après trois longues années de travaux qui ont coûté au groupe près de 600 millions d’euros - un investissement important même pour une multinationale comme Lafarge.
 
Un an plus tard, en septembre 2011, la guerre civile provoque une baisse de la production. Lafarge choisit alors de passer des accords avec des groupes armés afin de revenir au niveau de production initial et ainsi préserver les emplois et l’usine. Ces groupes sont toutefois des factions armées opposées au régime de Damas. Lafarge fournit donc la rébellion contre Bachar-Al-Assad, ce qui est acceptable aux yeux des Occidentaux.
 
La situation est légèrement différente lorsqu’en juin 2014, l’État islamique envahit la ville, située à 90 km de la nouvelle capitale du califat, Rakka. Alors que l’on aurait pu s’attendre à une fermeture de l’usine voire à un sabotage de son outil de production, Lafarge ne fait rien de tout cela et poursuit son activité en plein cœur de l’État islamique. Lafarge va même plus loin et prend contact avec Daesh ainsi qu’avec le front Al Nostra afin de maintenir l’activité coûte que coûte dans la région. Cela passe par une facilité de circulation pour le personnel de l’usine et pour les matériaux. Pour ce faire, Lafarge verse des pots-de-vin aux milices locales afin de leur faire passer les barrages plus facilement.
 
L’engrenage

Jusqu’en 2014, la multinationale procède ainsi. Un des cadres de l’usine interrogés évoque 20 000 euros par mois, mais une expertise interne de l’AFP parle plutôt de 13 millions d’euros versés entre 2011 et 2014, rémunérations des intermédiaires incluses, auxquels s’ajoutent des achats de pétrole raffiné auprès du califat par la société française. Les ciments vendus servent pour les fortifications et les réseaux de tunnels de l’État islamique naissant, mais aussi pour la construction d’installations carcérales à Rakka.
 
En août 2014, l’ONU interdit dans une résolution toute relation financière avec les "groupes terroristes" présents en Syrie. Bien que la direction juridique du groupe s’engage à respecter cette résolution, on a retrouvé un laissez-passer daté du 1er septembre 2014 adressé aux barrages avec l’ordre de laisser passer une citerne contenant du ciment Lafarge.
 
Le 10 septembre, Frédéric Jolibois, le directeur de Lafarge, se rend à l’ambassade de France en Jordanie et réaffirme sa volonté de préserver ses intérêts. Le 15, l’État islamique s’empare de l’usine et la brûle pour moitié.
 
Un coup de tonnerre médiatique

Le quotidien Le Monde en juin 2016 révèle cette affaire dans un article documenté où il évoque le maintien d’une activité « coûte que coûte au milieu d’un pays à feu et à sang, au prix d’arrangements troubles et inavouables avec les groupes armés environnants, dont l’organisation État islamique ». Cette révélation est un coup de tonnerre, salariés et ONG portent plainte. La fusion avec Holcim, son concurrent helvète permet au nouveau groupe ainsi formé d’évincer le PDG de Lafarge, Bruno Lafont, à l’occasion d’une augmentation de participation significative d’Holcim. Le groupe cherche alors à faire peau neuve. 
 
Les faits reprochés à Lafarge datent d’une période où les Français ne connaissaient pas encore Daesh. Mais lorsque l’affaire sort, l’État islamique, c’est la tuerie de Charlie Hebdo, les massacres du Bataclan et un des vecteurs de menace terroriste les plus forts de l’époque. Lafarge se trouve prise dans la tourmente, les journaux présentent des unes assassines et les rumeurs enveniment la situation. Alors qu’une mise au point claire aurait permis de calmer les imaginations et de rassurer la population à défaut de totalement blanchir le groupe, Lafarge communique bien en deçà de tout cela. Ainsi, aucun communiqué de presse n’est adressé à l’exception d’un timide mél. adressé à l’agence de presse britannique Reuters. Une porte-parole du groupe LafargeHolcim y explique que « lorsque le conflit s’est rapproché de la zone de l’usine, la priorité absolue de Lafarge a toujours été d’assurer la sécurité et la sûreté de son personnel, tandis que la fermeture de l’usine était étudiée ». La société évoque aussi dans ce communiqué le fait qu’elle « approvisionnait environ un tiers du marché local, répondant à un besoin de première nécessité de la population et aux besoins de développement économique de la Syrie ». Lafarge opère ainsi un décalage de la question vers un terrain plus favorable pour elle, à savoir son implication dans la région pour le bien-être de chacun, ainsi que sa volonté de préserver ses employés. Ce communiqué fut suivi bien plus tard, à la suite d’une enquête interne, par la révélation dans un communiqué officiel de la responsabilité de la société dans les accusations et de la connaissance qu’elle avait de ces agissements.
 
Une gestion de crise désastreuse

Le communiqué de presse adressé à Reuters en 2016 ne répond pas aux accusations formulées par Le Monde dans leur article, il ne présente pas une position claire de la société sur la connaissance qu’avait le groupe de ces négociations avec les groupes terroristes. Pire que cela, le ministre des Affaires étrangères entendu dans cette affaire nie avoir eu connaissance de cet épisode. Il s’agit d’un enjeu stratégique majeur pour le fleuron du ciment français et personne n’est au courant. Ce jeu de la patate chaude n’est pas bon pour le cimentier français ni pour l’État français. Le silence n’est jamais un bon vecteur de gestion de crise et ici la négation a un effet encore pire. Il vient mettre en doute la parole des dirigeants du groupe et fragiliser la confiance qu’ont les clients dans les valeurs de la société.
 
Le mél. adressé à Reuters présente des éléments de langage qui pourrait être convaincant s’ils avaient été répétés au sein d’une conférence de presse. En effet, la défense de la sécurité du personnel est un élément qui vient positivement contrebalancer l’image de capitalistes véreux prêts à commercer avec les pires crapules pour contenter leurs actionnaires et maintenir leurs dividendes, qui s’est installée dans les esprits. Ce communiqué manque toutefois cruellement d’humanité, de sentiments et il sonne plus comme un argumentaire sorti machinalement qu’une véritable préoccupation de l’entreprise. Cette critique est aussi valable pour la dimension de développement local et pour l’ancrage économique dans la région du groupe. D’un élément de langage intéressant, la communication froide et extrêmement réduite du groupe en fait un élément peu crédible. Cette erreur est rattrapée beaucoup trop tard, presque un an après, par un communiqué officiel dans lequel Lafarge reconnaît avoir toujours eu connaissance de la tentative de préservation des intérêts, à la suite d’une enquête interne. L’absence de communication sur le lancement de cette enquête et le délai d’un an avant un communiqué est très dommageable pour la réputation du cimentier. Ainsi, dans les esprits cela passe pour une peur de communiquer des dirigeants, venant confirmer une culpabilité déjà affirmée dans les esprits.
 
Ce qui est le plus étonnant dans cette histoire, c’est que Lafarge a déjà eu un problème du même acabit. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la société se retrouve impliquée dans la construction du mur de l’Atlantique. Son dirigeant de l’époque, Henri Pavain, est également montré du doigt pour sa participation active au Conseil National. Ces deux éléments arrivent conjointement et la révélation de ces scandales entache la réputation du cimentier français pour un certain temps. Quelques décennies plus tard, les leçons ne sont toujours pas retenues et Lafarge s’enfonce à nouveau dans une période sombre pour son image, plus sombre encore qu’en 1945, à l’ère de la communication de masse et de l’information instantanée. Le plus difficile pour une société n’est pas la gestion de crise, mais la longue période qui suit, période de calme apparent, mais où tout est à faire. C’est dans cette période qu’est Lafarge à l’heure actuelle.
 
 

Gregoire Mercier



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