Carnets du Business


           

Business, diplomatie et coups bas




Lundi 30 Juillet 2012


Face au risque géopolitique inhérent à l'internationalisation des affaires, on n'hésite plus à parler de "diplomatie d'entreprise", témoignant de l'élargissement permanent des frontières de la gouvernance économique. La multinationale devient-elle un instrument de pression et d'influence des état dans les relations politiques internationales? Subit-elle les effets collatéraux des différends politiques ou idéologiques? Un bon dirigeant, aujourd'hui, est aussi un diplomate chevronné.



Géostratégie de l'entreprise: une porosité croissante des sphères économique et politique

La géostratégie de l'entreprise s'étend désormais à des considérations éloignées des facteurs économiques stricto sensu. L'universitaire Philippe Baumard souligne en effet que "la supranationalité des règles du jeu prend peu à peu le pas sur la vision produits-marchés", phénomène qu'il décrit comme une "interférence des systèmes hors-marché".  Par exemple, il rappelle qu'en Birmanie, "le groupe Total fit face à des déstabilisations simultanées de groupes de pression (activistes), de guérillas organisées détruisant les installations, de diplomaties parallèles visant à dénigrer la présence du groupe, et de reportages dans les média présentant de façon défavorable la présence de Total en Birmanie". Plus récemment, c'est Air France qui faisait les frais d'une incursion du politique dans les affaires: des parlementaires français invectivaient Pierre-Henri Gourgeon, PDG de la compagnie, qui avait annoncé plus tôt une "commande mixte et panachée", partagée entre Airbus et Boeing; en oubliant peut-être qu'à l'inverse, lorsque l'US Air Force avait lancé un appel d'offres pour l'achat d'avions ravitailleurs, personne ne s'est ému du fait qu'Airbus soit un sérieux concurrent en lice. Le monde des affaires se serait-il mué en "économie de combat" de tous les instants, et dont la préservation de l'emploi et l'esprit patriotique seraient les étendards? La versatilité des manoeuvres politiques pesant sur l'entreprise n'est-elle pas destinée à masquer d'autres enjeux géostratégiques, tels que la souveraineté technologique, la suprématie économique ou l'hégémonie culturelle?

L'instrumentalisation de l'économie comme moyen de pression diplomatique

Photo: FreeDigitalPhotos
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Les mesures d'embargo comptent parmi les plus représentatives des mesures destinées à asphyxier un régime; et les entreprises, comme les populations, en sont les victimes collatérales. En mars 2011, Médecins Sans Frontières dénonçait l'embargo décrété à l'encontre de la Côte d'Ivoire, et alertait la communauté internationale sur la pénurie de médicaments qui frappait le pays. Nos démocraties occidentales sont étonnamment coutumières, pourtant, de ce genre de manoeuvres: les Etats-Unis auront par exemple attendu mars 2009 pour lever les restrictions sur les ventes de médicaments à Cuba... Mais les positions "diplomatiques" ne sont pas toujours, pour autant, aussi franches.

Au mois de mai 2011, Le Figaro révélait qu'Israël, à l'origine d'un appel au durcissement des sanctions contre l'Iran, entretenait des "relations commerciales souterraines" avec le régime de Téhéran. En ligne de mire: la compagnie Ofer Brothers Group dont la flotte de pétroliers aurait livré du carburant à 13 reprises à l'Iran durant les dix dernières années. Une accusation dont s'est d'abord défendue l'entreprise, évoquant un "malentendu", avant d'acquiescer et de légitimer ces échanges en soutenant qu'elle avait agi avec la bénédiction de son gouvernement. "Autrement dit, ces navires auraient profité de leur présence dans des ports iraniens pour se livrer à des opérations d'espionnage. Très embarrassés par cette affaire, les dirigeants israéliens ont adopté un profil bas, les médias parlant à leur propos de silence assourdissant", rapporte Le Figaro. Et les journalistes israéliens ne contiennent pas leur plume: "double langage", "hypocrisie", ou "incohérence", écrivent-ils à propos de la discrétion des autorités. Le quotidien Haaretz, pour sa part, enfonce le clou: selon lui, des groupes publics israéliens commercent toujours avec des groupes étrangers très actifs en Iran. On estime d'ailleurs que 200 sociétés installées en Israël entretiennent des relations commerciales régulières avec ce pays. Les sociétés israéliennes elles-mêmes exportent des engrais et de la chimie agricole vers l'Iran; échange de bons procédés: l'Iran livre à Israël des denrées alimentaires et du marbre... On sent le ministre chargé des services de renseignement, Dan Meridor, un brin gêné à ce propos: "il est temps d'appliquer nous-mêmes les mesures que nous ne cessons de préconiser aux autres pays", explique-t-il. Mahmoud Ahmadinejad, lui, s'en amuse: "nous prenons les sanctions économiques au sérieux mais c'est autre chose de penser qu'elle sont efficaces!"

Le louvoiement diplomatique n'est pas l'apanage des autorités israéliennes. En 1997, en plein coeur de l'embargo sur Cuba, la Maison Blanche autorisait dix entreprises de presse -dont CNN, CBS, ABC, Associated Press et Dow Jones- à ouvrir des bureaux à La Havane. But de la manoeuvre: mettre Fidel Castro en difficulté. "Le dictateur cubain peut difficilement accepter sur son territoire des équipes de presse échappant à son contrôle. Mais leur opposer son veto le confirmerait à la face du monde dans le mauvais rôle du censeur", précise Libération.

Les "bras armés" des états

Le commerce international est une arme. Si les barrières non-tarifaires à l'entrée d'un marché sont des alternatives répandues au protectionnisme, les gouvernements ne reculent pas non plus devant l'usage de procédés plus "exotiques". Ainsi, la mutation des prérogatives allouées au services de renseignement a accompagné, depuis les années 70, l'intensification des échanges et l'émergence de "l'hyperconcurrence". La DGSE, par exemple, affecterait en moyenne 25% de son budget au renseignement économique selon Claude Silberzahn, l'un de ses anciens directeurs. Le Service Canadien du Renseignement de Sécurité (SCRS), pour sa part, explicitait dans une de ses notes l'intérêt de "mener des «activités spéciales» pour influer sur des événements, des comportements ou la formulation des politiques dans d'autres pays : ces activités clandestines, extrêmement controversées, pourraient aller de la tenue de campagnes de désinformation visant les marchés de tiers pays à l'exercice d'une influence clandestine sur d'importantes décisions économiques"...

La pression adoucit les moeurs...

Certains états, à l'image des Etats-Unis, se dotent d'instruments destinés à maintenir et à renforcer les pressions économiques à l'encontre de leurs adversaires diplomatiques. Ainsi l'OFAC (Office of Foreign Assets Control, littéralement traduit: bureau de contrôle des avoirs étrangers), qui dépend du département du Trésor Américain, est un organisme qui jouit de prérogatives étendues en matière de sanctions économiques. Ces dernières sont régulièrement adressées aux entreprises qui commercent avec les entités ou les personnes incluses dans la Specially Designated Nationals List, établie unilatéralement, et parfois arbitrairement. A tel point que le MINEFI, dans une note de synthèse réalisée en 2005, indique que "ces règles, qui sont le reflet d’intérêts politiques et de sécurité nationale par nature très changeants et parfois différents de ceux de l’Union Européenne, évoluent rapidement. Les entreprises françaises qui ont des filiales ou des fournisseurs américains et qui envisagent de commercer avec des pays sous embargo américain devront faire preuve d’une grande prudence et préalablement recourir aux services d'un avocat américain spécialisé"...!  

Moralité: l'instrumentalisation croissante de l'économie comme arme de guerre est un fait, et les entreprises y sont impuissantes. Les considérations géostratégiques dépassent parfois le droit des peuples, qui encore plus que les entreprises, en sont les victimes collatérales. "Le droit des autres est une concession faite par notre sentiment de puissance au sentiment de puissance de ces autres", écrivait Nietzsche. Et vis-à-vis de leurs adversaires, au mépris de conséquences humaines ou économiques parfois lourdes, certains états n'en font aucune, de concession.


P.E.

La Rédaction

Dans cet article : Diplomatie, géoéconomie, stratégie



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