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« Dis, Siri » : les écoutes d’Apple, une crise de réputation forte




Jeudi 25 Août 2022


Le vendredi 26 juillet 2019, The Guardian révèle qu’Apple emploie, par ses sous-traitants, des travailleurs chargés d’écouter les conversations des utilisateurs de Siri. Or, la marque à la pomme avait jusque-là affirmé uniquement utiliser ces extraits audio pour améliorer la performance de son assistant vocal. Le scandale enfle et conduit Apple à présenter ses excuses, mais la crise a une nouvelle fois dégradé la réputation de la firme californienne.



Un ancien employé donne l’alerte
 
La révélation choc de The Guardian a marqué le début d’une énième crise de réputation pour Apple. Un lanceur d’alerte – plus tard identifié comme Thomas Le Bonniec, un ancien salarié d’un sous-traitant de la marque – a affirmé que les conversations des utilisateurs des 500 millions d’appareils porteurs de Siri étaient écoutées par des salariés.
 
Là où le bât blesse, c’est qu’Apple n’avait jamais révélé que ces conversations étaient analysées par des humains. Elle n’avait pas non plus expliqué que ces enregistrements concernaient tant des demandes formulées à Siri que des fragments de conversations captés par un déclenchement involontaire de l’assistant vocal, très sensible. Les utilisateurs n’étaient donc pas informés de la façon dont leurs données allaient être utilisées par la firme.
 
Les explications de Français employés par ces sous-traitants révèlent que le système d’écoutes de la firme californienne était bien rodé. Payés dix euros de l’heure, les travailleurs portaient le nom de code « Cosmos » et avaient interdiction de prononcer le mot « Apple ». Ils étaient chargés d’écouter les enregistrements de Siri et de vérifier que la transcription de l’assistant vocal était exacte. Mais ces employés avaient accès à des conversations personnelles, voire intimes : relations sexuelles, échanges chez le médecin… Pire encore, les salariés des sous-traitants d’Apple pouvaient facilement obtenir le nom ou la localisation des utilisateurs. Certains affirment avoir eu à écouter des enregistrements vocaux envoyés par iMessage.

Ces révélations mettent un coup au géant américain, déjà affaibli par plusieurs crises: accusations d’obsolescence programmée, batteries qui prennent feu… D’autant plus qu’à la suite de scandales visant Facebook ou Amazon, Apple s’était érigée en champion de la protection des données et avait amplement communiqué sur ce sujet. Elle était allée jusqu’à afficher des messages sur des bâtiments, qui affirmaient que « Ce qui se passe dans votre iPhone reste dans votre iPhone », après le scandale Cambridge Analytica. La révélation des écoutes de Siri décrédibilise donc cette stratégie affichée.

 
Une gestion de crise en deux temps
 
Suite aux révélations de The Guardian, le scandale a enflé. Une crise de légitimité sociale et de confiance a donc débuté pour Apple, qui a été forcée de réagir. Le 2 août 2019, elle est donc sortie de son mutisme pour répondre aux accusations du lanceur d’alerte.
 
Adoptant une posture défensive, la firme a assuré que les écoutes d’enregistrement par des humains concernaient moins de 1% des activations de Siri, et que les données étaient anynomisées, rendant l’identification des utilisateurs impossible. Comme un aveu en creux, elle a néanmoins mis en congés payés certains des employés responsables des écoutes à Cork et a annoncé suspendre le programme.
 
Néanmoins, ces déclarations n’ont pas suffi à éteindre la crise, d’autant qu’Apple est ensuite restée silencieuse pendant plus de trois semaines. Après de nombreuses révélations des sous-traitants, la firme a, une fois n’est pas coutume, présenté des excuses le 28 août, sous la forme d’un communiqué sur leur site. Elle réaffirme que « Siri a été pensé pour protéger la vie privée de ses utilisateurs » et soutient que « Cet examen nous a permis de comprendre que nous n’avions pas pleinement atteint le niveau de valeurs que nous défendons ». Apple met en place iOS 12.4.1, censé renforcer la sécurité des données.
 
Le communiqué met également en place un plan d’actions en trois parties. Apple s’engage à ne plus conserver par défaut les enregistrements audio des conversations de Siri, à demander le consentement des utilisateurs pour le faire, et à ce que seuls les employés d’Apple puissent exploiter ces bandes son. Les enregistrements accidentels seront également supprimés. Le géant américain propose dès octobre 2019 une option sur iOS 13.2, qui permet de consentir ou non au partage des conversations Siri et de Dictée.
 
Hasard du calendrier ou lien de cause à effet, The Guardian révèle également le 28 août que 300 employés d’Apple et salariés de ses sous-traitants ont été licenciés. Les employés de la firme à la pomme, notamment à Cork, n’ont eu qu’une semaine de préavis avant de perdre leur emploi. Ce traitement a provoqué leur colère : « Est-ce qu’ils ont pensé une seule seconde à protéger leurs employés ? Ou est-ce que seule leur réputation compte ? ».
 

Une communication de crise datée et une réputation chancelante
 
Face à la crise qui menaçait de la submerger, Apple a eu le bon sens de se concentrer sur des actions concrètes : suspension du programme de notation, mise à jour qui demande le consentement des utilisateurs, préparation d’un nouvel iOS… Les changements annoncés sont même plutôt rapides à l’échelle de la temporalité Apple, qui sort un iOS par an : la mise à jour permettant de donner ou non son consentement est sortie deux mois après le communiqué d’excuses. La firme californienne a également reconnu sa responsabilité dans l’affaire dans le communiqué qu’elle a publié, et a présenté ses excuses. Ce n’est pourtant pas l’habitude de la marque, qui est généralement silencieuse sur ses vulnérabilités.
 
Pour autant, la firme à la pomme a dû se dédire, puisque sa stratégie de silence et de minimisation déployée au début du mois d’août 2019 n’a pas suffi. D’autant que certains des faits avancés par l’entreprise – comme l’anonymisation des données, qui permettrait de ne pas pouvoir tracer les utilisateurs – ont été démentis par des employés. Apple est restée volontairement floue : utilisation d’un pourcentage de 1% des activations de Siri (qui représentent un nombre très élevé de communications !), pas de précisions sur les modalités de suppression des enregistrements provenant de déclenchements involontaires… Mais cette stratégie l’a desservie plutôt qu’elle n’a préservé le secret. Le manque de cohérence dans la gestion de crise est criant : d’abord, un silence et une dénégation des faits reprochés ; ensuite, des licenciements ; et enfin des excuses qui établissent la responsabilité d’Apple.
 
Ces choix étonnants n’aident d’autant pas Apple à redorer son capital réputation, qui a été dégradé au fil des années avec des scandales comme la dénonciation des conditions de travail chez son sous-traitant Foxconn. La confiance des utilisateurs en Apple semble diminuer au fil de ses contradictions. Selon certains spécialistes, les failles sur les produits de la marque sont si graves et intrusives que le simple fait qu’elles n’aient pas été traitées avant est significatif de sa stratégie. La situation de la marque à la pomme est donc de plus en plus périlleuse.
 
Ce que révèle une fois encore cette crise des écoutes, c’est que la communication de crise d’Apple est datée et aseptisée. En effet, elle n’a pas changé depuis une vingtaine d’années et le retour de Steve Jobs, dont le charisme lui permettait d’éteindre le feu en une phrase. Mais Steve Jobs n’est plus et Tim Cook n’a pas son potentiel charme. Pourtant, la communication du géant américain est toujours réduite au minimum et comporte les mêmes éléments de langage – notamment la sacro-sainte « expérience utilisateurs ».
 
Mais ces derniers ont réalisé que les excuses n’avaient pas évolué et semblaient creuses, tout juste vouées à calmer les autorités. En choisissant une communication (trop) minimaliste, Apple prouve une fois de plus qu’elle ne s’est pas adaptée à une société de l’immédiat, aux chaînes en continu et aux réseaux sociaux. Pour preuve, son compte Twitter compte six millions d’abonnés… Mais aucun tweet. La marque ne dialogue pas avec ses parties prenantes et est restée bloquée dans une gestion des crises du début des années 2000.
 
D’ailleurs, rien n’a changé. Certes, iOS 13.2 a permis de donner (ou non) son consentement à Siri. Mais Apple n’a pas été condamné pour cette atteinte à la vie privée. Thomas Le Bonniec, le lanceur d’alerte de juillet 2019, a même rédigé en mai 2020 une lettre à l’intention des autorités européennes de régulation pour leur exprimer sa frustration : la marque à la pomme continue ses écoutes. Apple doit donc moderniser sa communication, sous peine d’y laisser encore des plumes.

Léa Mougin




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