Carnets du Business


           

Frédéric Pierucci, le sacrifié d’Alstom ?




Mardi 19 Juillet 2022


Le discret père de quatre enfants a passé deux ans enfermé aux Etats-Unis parmi les trafiquants de drogue dans une prison de haute sécurité. Rapidement, dans le dortoir qu’il partage avec 54 codétenus, Frédéric Pierucci réalise qu’il n’est qu’un otage utilisé par la justice américaine pour faire pression sur Alstom et sur son patron Patrick Kron.



Le cauchemar de Frédéric Pierucci débute le 14 avril 2013. En déplacement professionnel aux États-Unis, Frédéric Pierucci est interpellé à l'aéroport JFK à New York par des agents du FBI. Il est immédiatement incarcéré dans un centre de détention de haute sécurité réservé aux « criminels de carrière ». On lui reproche d’avoir fermé les yeux sur des pots-de-vin destinés à des hommes politiques indonésiens pour remporter un contrat d'équipement d'électricité de 118 millions de dollars à Tarahan en Indonésie. Des versements qui se seraient échelonnés de 2002 à 2009, selon les enquêteurs américains.
Comme il le dit dans une interview, la justice américaine accuse l’ex cadre « d’avoir fait l’autruche », d’avoir su qu’Alstom avait embauché des consultants sans vouloir savoir ce qu’allaient faire ces mêmes consultants, ce qui équivaut pour la justice américaine à « vous même apporter la valise de cash à un officiel indonésien ».
 
Il n’est pas seulement question de corruption dans cette histoire. Au cours de ses différentes auditions, Frédéric Pierucci comprend que le DOJ (Department of Justice) enquête sur Alstom depuis 2009 et que la société fait semblant de coopérer tout en poursuivant sa politique. Son emprisonnement a en fait pour but de mettre la pression sur la direction d’Alstom pour qu’elle coopère. En quelque sorte, Frédéric Pierucci paye pour Alstom et pour son patron Patrick Kron. L’ex cadre d’Alstom a donc servi « d’otage » pour faire plier le PDG, que l’entreprise paye l’amende de 772 millions de dollars et qu’elle vende la partie la plus stratégique d’Alstom à Général Electric. En effet, peu après son incarcération, les prémices de l’opération de rachat de la branche énergie d’Alstom par General Electric débutaient. Dans une interview, Frédéric Pierucci insiste sur la concomitance des évènements : « Les Etats-Unis me libèrent la semaine où le gouvernement français estime que c’est General Electric qui rachète Alstom ».
 
 Derrière cette accusation, se cache en réalité une guerre économique américaine qui a pour but de déstabiliser les entreprises européennes.  Matthieu Aron, journaliste et co-auteur du livre « Le piège américain » accuse les Etats-Unis de mener une guerre économique sans pitié depuis une dizaine d’années aux entreprises européennes. Sous couvert de la lutte contre la corruption, les Etats-Unis, pour reprendre les termes du journaliste, se sont auto institués « gendarmes du monde ». S’il y a eu un échange en dollars, ou bien qu’une boîte mail américaine a été utilisée, les Américains considèrent qu’ils sont compétents pour poursuivre des entreprises européennes tels qu’Alcatel ou Total. Dans le cas d’Alstom Frédéric Pierucci a donc été la victime collatérale de ce bras de fer entre la justice américaine et l’Etat français.

Dans une interview donnée à RT France,Frédéric Pierucci dénonce le système américain de rachat d’entreprises européennes : «  C’est la cinquième entreprise que General Electric rachète dans des conditions extrêmement similaires, donc une mise en examen ou des poursuites par le DOJ (Department of Justice) contre l’entreprise, donc l’entreprise affaiblie, donc le dirigeant affaibli, donc derrière une reprise des ces activités par le concurrent américain ».
Dans le contexte de cette guerre économique qui opposerait les Etats-Unis au reste du monde, selon Pierucci, les entreprises françaises feraient preuve d’une certaine naïveté concernant l’intelligence économique. L’ex cadre d’Alstom, qui a pourtant occupé des postes très exposés, n’a jamais reçu aucune formation à propos de ce sujet. Certes il était au courant de certaines pratiques, « celles des soirées arrosées et des tapins par exemple» mais cela n’allait pas plus loin. Pourtant, face à eux les Etats-Unis qui déploient leur forces pour gagner la compétition face aux entreprises européennes : parmi les documents révélés par Edward Snowden en 2015 dans les cadre des WikiLeaks, certains prouvent que l’espionnage économique des entreprises françaises par les agences de renseignement américaines est chose commune. La justice américaine compte même sur la NSA pour réunir des informations sur des contrats aux montants faramineux.
 
Outre le manque de communication sur les pratiques d’espionnage, l’ex cadre déplore le manque de clairvoyance des autorités françaises sur le sujet Alstom. Frédéric Pierucci considère en effet qu'en France, «seul Arnaud Montebourg comprend, c'est le seul qui s'est exprimé là-dessus. Il avait fait le lien entre la procédure judiciaire aux Etats-Unis et l'opération de rachat». En janvier 2014, le ministre de l’Économie Arnaud Montebourg « apprend la possibilité d’un accord passé, entre Alstom et l’américain, par la présidente de GE France. Il convoque alors Patrick Kron, qui l’assure que le groupe n’a aucunement l’intention de vendre le pôle énergie et nie en bloc l’information. En avril, la possibilité d’une vente est annoncée, et Montebourg se retrouve désemparé», affirme Olivier Marleix au Figaro. Le défenseur du Made in France a alors tenté de trouver une alliance européenne avec Siemens et a trouvé un décret visant à bloquer la vente. Ce décret indique que des entreprises jugées utiles aux intérêts nationaux ne peuvent être vendues sans une autorisation administrative du ministre de l’Économie. Mais ses efforts sont contrecarrés par son départ du gouvernement . En novembre 2014, Emmanuel Macron, devenu ministre de l’Économie, donne son accord à la vente et la présente même comme une « alliance industrielle », une décision que Frédéric Pierucci, après son retour en France a ouvertement critiquée.

Chloé Vignaux




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