CdB : Il existe une multitude d’ouvrages sur le management, qu’apporte de nouveau votre livre ?
P.P. : Les formations au management sont performantes lorsqu’elles abordent les questions de rationalité et de stratégie. Mais malgré les discours, elles ne savent pas comment s’y prendre avec les émotions, l’éthique, la reconnaissance de l‘autre et le développement de l’estime de soi. En m’appuyant sur le concept du don, je tente de montrer aux managers qu’il est possible d’articuler dans le quotidien des relations de travail, rigueur et humanisme.
CdB : N’y a-t-il pas un peu d’angélisme à poser le don comme modèle pour traiter de management ?
P.P. : Oui, dès lors que vous réduisez le don à un acte gratuit vers l’autre. Cette représentation stéréotypée est fréquente. Le don n’a rien d’angélique, le sociologue Marcel Mauss a été le premier en 1924 à montrer sa force organisatrice. Par exemple, dans certaines sociétés traditionnelles, celui qui était capable de donner davantage que son rival gagnait du pouvoir et de la reconnaissance, mais à la condition que l’espace pour la revanche reste possible. Cette forme de don qui passe par le défi pour se lier est toujours présente aujourd’hui, la troisième mi-temps au rugby où le vainqueur et le vaincu font la fête ensemble en est un exemple concret.
C’est à travers ma pratique d’éducateur auprès de personnes en souffrance que j’ai pris conscience à quel point le don constituait un vrai levier de changement. J’étais porté par cette même intuition lorsque j’étais directeur et j’ai constaté que le fait de référer mon management au don me fournissait des clés de compréhension et des repères pour agir au quotidien auprès de mes collaborateurs.
CdB : Vous parlez d’entreprise, mais votre ouvrage prend comme référence le secteur social, n’est-ce pas contradictoire ?
P.P. : Le secteur social, porté par des associations-employeurs, a su développer une forte capacité d’adaptation et d’innovation. Le concept de don y est à l’œuvre bien souvent. Il fallait le rendre lisible et montrer sa pertinence en matière de bonne gouvernance. Des valeurs à l’action, il accompagne la pratique quotidienne de nombreux professionnels. Les entreprises ont tout à gagner s’inspirer de l’expérience du secteur social pour s’emparer du don et repenser les relations humaines en leur sein.
CdB : Pouvez-vous nous présenter brièvement ce concept pour que nous en saisissions mieux son intérêt et sa richesse ?
P.P. : Le don c’est d’abord une ouverture laissée à la rencontre de l’autre, c’est le lien en action à travers trois gestes qui se répondent, donner, prendre le temps de recevoir, donner à nouveau. Deux formes d’échanges traduisent cette ouverture à l’autre. La première rejoint l’idée de générosité et de sérénité de la relation, et la seconde recouvre des notions comme celles de rivalité et de confrontation dans le respect de l’autre. Un exemple, si les cadres connaissaient mieux les ressorts du don, ils auraient moins peur des confrontations avec leurs équipes et ils pourraient valoriser ce que j’appelle des critiques constructives, sources de créativité.
Le don apporte des réponses à des questions auxquelles nous sommes confrontés quotidiennement et qui peuvent nous paraître inconciliables : comment donner si l’on ne se sent pas libre, mais en même temps comment reconnaître le lien si l’on ne se sent pas l’obligé de l’autre ? Comment articuler le souci de l’autre sans calcul de ce que cela pourrait nous rapporter, tout en reconnaissant que nous pouvons en tirer également une satisfaction pour nous-mêmes ?
Lorsque l’on met en concurrence les membres d’une même équipe et que l’on récompense celui qui aura su être le meilleur, on s’expose au développement de relations d’intérêt faites de calculs pour obtenir le plus de l’autre en lâchant le moins possible. Il ne faut pas s’étonner ensuite d’une détérioration du climat social. Le don favorise la coopération au sein d’une équipe de travail. Il change notre regard et nous donne les moyens de nous ouvrir à l’autre et à nous-mêmes, plutôt que de nous replier sur nos peurs et nous enfermer dans nos certitudes. En cela le don est exigeant, en cela il est dérangeant.
CdB : Votre réflexion ne vient-elle pas à un mauvais moment, dans ce contexte de crise mondiale et d’inquiétude généralisée ?
P.P. : Bien au contraire, des périodes comme celle que nous vivons actuellement fournissent une formidable occasion de revisiter les tables de la loi, ce que nous pensions être des vérités immuables et dont on constate les limites, sinon les dégâts. Nous avons perdu les repères qui nous permettent de vivre ensemble et nous en souffrons. L’individualisme pour bénéfique qu’il soit a besoin lui aussi d’être régulé. Le don offre la grille de lecture qui nous manquait.
Le don offre une formidable occasion de reposer les bases du vivre-ensemble. Ceux qui pensent que les rapports de force doivent se clore par la soumission d’un des deux protagonistes sauront que d’autres voies sont possibles. Ceux qui approfondiront le don trouveront des balises pour garder le cap qui ouvre à la reconnaissance mutuelle et à l’estime de soi, ils retrouveront la pertinence de vieilles notions comme l’honneur, la dignité, l’égalité, le respect, la fraternité et ils les feront vivre. Ils s’apercevront que l’élan vers l’autre sans calcul de ce que cela peut rapporter est un formidable vecteur d’enrichissement réciproque. Poussés par la force d’un engagement et d’une volonté de défier pour lier, ils sauront se battre pour convaincre d’autres de les suivre.
Philippe POIRIER, "Don et management: de la libre obligation de dialoguer", chez L'Harmattan
Le site de Philippe Poirier
P.P. : Les formations au management sont performantes lorsqu’elles abordent les questions de rationalité et de stratégie. Mais malgré les discours, elles ne savent pas comment s’y prendre avec les émotions, l’éthique, la reconnaissance de l‘autre et le développement de l’estime de soi. En m’appuyant sur le concept du don, je tente de montrer aux managers qu’il est possible d’articuler dans le quotidien des relations de travail, rigueur et humanisme.
CdB : N’y a-t-il pas un peu d’angélisme à poser le don comme modèle pour traiter de management ?
P.P. : Oui, dès lors que vous réduisez le don à un acte gratuit vers l’autre. Cette représentation stéréotypée est fréquente. Le don n’a rien d’angélique, le sociologue Marcel Mauss a été le premier en 1924 à montrer sa force organisatrice. Par exemple, dans certaines sociétés traditionnelles, celui qui était capable de donner davantage que son rival gagnait du pouvoir et de la reconnaissance, mais à la condition que l’espace pour la revanche reste possible. Cette forme de don qui passe par le défi pour se lier est toujours présente aujourd’hui, la troisième mi-temps au rugby où le vainqueur et le vaincu font la fête ensemble en est un exemple concret.
C’est à travers ma pratique d’éducateur auprès de personnes en souffrance que j’ai pris conscience à quel point le don constituait un vrai levier de changement. J’étais porté par cette même intuition lorsque j’étais directeur et j’ai constaté que le fait de référer mon management au don me fournissait des clés de compréhension et des repères pour agir au quotidien auprès de mes collaborateurs.
CdB : Vous parlez d’entreprise, mais votre ouvrage prend comme référence le secteur social, n’est-ce pas contradictoire ?
P.P. : Le secteur social, porté par des associations-employeurs, a su développer une forte capacité d’adaptation et d’innovation. Le concept de don y est à l’œuvre bien souvent. Il fallait le rendre lisible et montrer sa pertinence en matière de bonne gouvernance. Des valeurs à l’action, il accompagne la pratique quotidienne de nombreux professionnels. Les entreprises ont tout à gagner s’inspirer de l’expérience du secteur social pour s’emparer du don et repenser les relations humaines en leur sein.
CdB : Pouvez-vous nous présenter brièvement ce concept pour que nous en saisissions mieux son intérêt et sa richesse ?
P.P. : Le don c’est d’abord une ouverture laissée à la rencontre de l’autre, c’est le lien en action à travers trois gestes qui se répondent, donner, prendre le temps de recevoir, donner à nouveau. Deux formes d’échanges traduisent cette ouverture à l’autre. La première rejoint l’idée de générosité et de sérénité de la relation, et la seconde recouvre des notions comme celles de rivalité et de confrontation dans le respect de l’autre. Un exemple, si les cadres connaissaient mieux les ressorts du don, ils auraient moins peur des confrontations avec leurs équipes et ils pourraient valoriser ce que j’appelle des critiques constructives, sources de créativité.
Le don apporte des réponses à des questions auxquelles nous sommes confrontés quotidiennement et qui peuvent nous paraître inconciliables : comment donner si l’on ne se sent pas libre, mais en même temps comment reconnaître le lien si l’on ne se sent pas l’obligé de l’autre ? Comment articuler le souci de l’autre sans calcul de ce que cela pourrait nous rapporter, tout en reconnaissant que nous pouvons en tirer également une satisfaction pour nous-mêmes ?
Lorsque l’on met en concurrence les membres d’une même équipe et que l’on récompense celui qui aura su être le meilleur, on s’expose au développement de relations d’intérêt faites de calculs pour obtenir le plus de l’autre en lâchant le moins possible. Il ne faut pas s’étonner ensuite d’une détérioration du climat social. Le don favorise la coopération au sein d’une équipe de travail. Il change notre regard et nous donne les moyens de nous ouvrir à l’autre et à nous-mêmes, plutôt que de nous replier sur nos peurs et nous enfermer dans nos certitudes. En cela le don est exigeant, en cela il est dérangeant.
CdB : Votre réflexion ne vient-elle pas à un mauvais moment, dans ce contexte de crise mondiale et d’inquiétude généralisée ?
P.P. : Bien au contraire, des périodes comme celle que nous vivons actuellement fournissent une formidable occasion de revisiter les tables de la loi, ce que nous pensions être des vérités immuables et dont on constate les limites, sinon les dégâts. Nous avons perdu les repères qui nous permettent de vivre ensemble et nous en souffrons. L’individualisme pour bénéfique qu’il soit a besoin lui aussi d’être régulé. Le don offre la grille de lecture qui nous manquait.
Le don offre une formidable occasion de reposer les bases du vivre-ensemble. Ceux qui pensent que les rapports de force doivent se clore par la soumission d’un des deux protagonistes sauront que d’autres voies sont possibles. Ceux qui approfondiront le don trouveront des balises pour garder le cap qui ouvre à la reconnaissance mutuelle et à l’estime de soi, ils retrouveront la pertinence de vieilles notions comme l’honneur, la dignité, l’égalité, le respect, la fraternité et ils les feront vivre. Ils s’apercevront que l’élan vers l’autre sans calcul de ce que cela peut rapporter est un formidable vecteur d’enrichissement réciproque. Poussés par la force d’un engagement et d’une volonté de défier pour lier, ils sauront se battre pour convaincre d’autres de les suivre.
Philippe POIRIER, "Don et management: de la libre obligation de dialoguer", chez L'Harmattan
Le site de Philippe Poirier