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Welcome back Sister

Comment James Charles a retrouvé le chemin de la gloire après une crise sans précédent




Mardi 13 Septembre 2022


Le 10 mai 2019, l’Américaine Tati Westbrook publie sur sa chaîne YouTube une vidéo de quarante minutes intitulée « Bye Sister », où elle accuse son confrère James Charles d’harcèlement sexuel. Celui-ci perd près de trois millions d’abonnés en vingt-quatre heures. Pourtant, presque deux ans plus tard, la chaîne YouTube de James Charles compte plus de vingt-cinq millions d’abonnés alors que Tati Westbrook a disparu du web. Comment le jeune homme est-il parvenu à gérer cette crise pour en ressortir plus fort ? Que nous apprend cet épisode sur les crises et leur gestion sur les réseaux sociaux ?



Jusqu’au déclenchement de la crise, les deux influenceurs s’affichaient comme deux amis, Tati apparaissant même comme étant le mentor de James. James Charles, jeune Américain ouvertement homosexuel, était l’une des figures les plus notoires dans la catégorie beauté sur YouTube et plus largement sur les réseaux sociaux. Il avait lancé sa chaîne YouTube en 2015 et avait alors amassé plus de seize millions d’abonnés, connaissant un succès sans précédent. Il était devenu le premier homme égérie de la marque de cosmétiques Cover Girl et avait été invité au prestigieux Met Gala, entre autres accomplissements. C’était une véritable star. Tati Westbrook, quant à elle, évoluait dans le même milieu et comptait près de six millions d’abonnés. Elle avait également lancé sa marque de vitamines, Halo Beauty, en 2018. Tous deux étaient donc connus pour leurs tutoriels de maquillage et leurs avis sur différentes marques de cosmétiques, sans être toutefois vraiment des compétiteurs puisqu’ils proposaient des contenus aux tons différents : plutôt sérieux pour Tati Westbrook, plutôt « buzz » pour James Charles. Ce dernier était d’ailleurs régulièrement impliqué dans des conflits et scandales sur les réseaux sociaux, mais ceux-ci étaient plutôt viraux et leur impact était donc de courte durée.

Il n’y avait donc aucune animosité apparente entre les deux acteurs jusqu’au mois d’avril 2019. A cette période, les internautes voient apparaître des premières tensions après que James Charles a promu le produit d’un concurrent de la marque de Tati Westbrook, Sugar Bear Hair. Ce jour-là, Tati poste une story sur Instagram où elle apparait en larmes et se dit « trahie », sans toutefois nommer James Charles. C’est James qui confirme la rumeur en s’excusant auprès de Tati, publiquement, via Instagram. Tout cela ne sera évoqué en détail par Tati qu’un mois plus tard, dans sa vidéo. En effet, jusque-là, ni l’un ni l’autre ne mentionne à nouveau cette querelle ou tout autre tension.


Ce qui déclenche la tempête, c’est la vidéo d’un autre influenceur du même monde, Gabriel Zamora, qui encourage indirectement Tati à prendre la parole sur le sujet. Tati décide alors d’envoyer James Charles au bûcher en postant une vidéo qui sera visionnée plus de quarante millions de fois en seulement sept jours.
 
Le titre de la vidéo est sans équivoque : « Bye Sister ». Il fait référence aux vidéos de James Charles, qui commençaient toujours avec la phrase « Hi Sisters ! ». En fait, l’un des traits marquants du personnage de James Charles sur les réseaux sociaux était son utilisation excessive du mot « Sister », qui désigne ses abonnés. La vidéo commence avec des extraits de vidéos passées où ils apparaissent tous deux comme amis, et où Tati lui apporte publiquement son soutien. Puis Tati insère des extraits de la vidéo de Gabriel Zamora qui l’a poussée à en arriver là. Le ton est donné. La vidéo n’est pas postée sur un coup de tête, elle a été réfléchie et elle est aboutie. Tati raconte une histoire. Situation initiale : Tati et James sont amis, se soutiennent publiquement, vivent ensemble des moments forts. Élément perturbateur : James promeut un concurrent de Tati sur Instagram, Tati se sent trahie. Il est clair dès les premières minutes que Tati ne s’adresse pas à James Charles, comme aurait pu le laisser penser le titre de la vidéo. Au contraire, elle s’adresse à ses abonnés et elle fait le pari de la persuasion en rappelant constamment comment elle s’est sentie. Avec sa vidéo, elle entend détruire la réputation de James. Elle se remémore les débuts de son amitié avec James. Elle se souvient d’avoir été comme une mère pour lui quand, à 17 ans, le jeune homme avait traversé le pays et quitté sa famille pour venir s’installer seul à Los Angeles. Elle évoque en détail la querelle d’avril et insiste à nouveau sur la trahison de son ancien ami. Le spectateur ne peut s’empêcher de compatir.


Si la vidéo s’était arrêtée là, elle aurait été sans réelles conséquences pour James Charles. Il aura perdu une amie, certes, mais il s’agissait jusqu’ici de différends personnels entre les deux individus, qui divertissent les internautes sans les impliquer. Non, ce qui va provoquer la chute du prodige de YouTube, ce ne sont pas tant ces querelles que les comportements prédateurs qu’auraient adoptés James Charles auprès de jeunes hommes à plusieurs reprises. En effet, après 24 minutes de vidéo, le sujet change du tout au tout. Tati accuse James de harcèlement sexuel.

Elle explique avoir été témoin à plusieurs reprises de comportements qu’elle qualifie de « répugnants ». D’après elle, James visait des jeunes hommes hétérosexuels et tentait de les séduire avec des méthodes agressives, n’acceptant pas de refus. Il n’y avait jamais de violence physique mais beaucoup de manipulation, dit-elle. Elle raconte plusieurs anecdotes, sans avancer de preuves ni de témoignages des personnes concernées, mais les internautes la croient. Sur les réseaux sociaux, dès la publication de la vidéo, de nombreuses personnes d’influence corroborent les faits, toujours sans avancer de preuve. La crise est déclenchée.
 

James Charles décide alors de poster une première vidéo d’excuse de huit minutes le jour même, pour tenter d’endiguer la crise. Cette vidéo a été filmée rapidement, il n’y a pas de montage, le jeune homme ne porte pas son maquillage habituel. Dans celle-ci, il s’excuse auprès de Tati de l’avoir blessée et la remercie du soutien qu’elle lui a toujours apporté. Il n’aborde néanmoins pas vraiment les accusations plus graves, celles de harcèlement sexuel. Il reconnait vaguement qu’il a fait des erreurs et dit regretter d’avoir affiché publiquement des aspects de sa vie sentimentale sur Internet. Les internautes ne sont pas convaincus et James continue de perdre des abonnés par millions. Dans la journée, il aura perdu près de trois millions d’abonnés alors que Tati en gagne trois millions : les internautes ont arbitré, c’est Tati qui dit la vérité. Dans les jours qui suivent, d’autres influenceurs prennent le devant de la scène et confirment, toujours sans preuves, les accusations de Tati. Entre temps, Tati publie une courte vidéo expliquant la genèse de « Bye Sister ». C’était à ses yeux le seul moyen d’atteindre James Charles et de provoquer une prise de conscience.

Pendant une semaine, James disparait des réseaux. Il revient en force avec une seconde vidéo d’excuse de quarante minutes, intitulée « No More Lies ». Si sa première vidéo de réponse à la crise était précipitée et guidée par l’émotion, il ne fait pas la même erreur pour la seconde. Celle-ci doit tout mettre au clair et mettre fin à la crise. Il est donc préparé : éléments de langage, plan d’attaque ; tout a été longuement mûri et il ne fait pas d’impasse. D’abord, il se défend sur la querelle d’avril et montre grâce à des captures d’écran de ses SMS qu’il n’a promu le compétiteur de Tati qu’en l’échange d’un service rendu alors qu’il était dans une situation d’urgence. Ensuite, il répond en détail à chacune des accusations de Tati et les dément de manière jugée suffisamment convaincante. La vidéo est visionnée quarante millions de fois dans la semaine et James Charles regagne les millions d’abonnés qu’il avait perdu huit jours plus tôt.
 
Tati, qui a compris que les internautes avaient changé de camp, décide de laisser tout cela derrière elle et de se retirer des réseaux sociaux en publiant un dernier message sur Twitter. En effet, après « No More Lies », c’est elle qui devient la destinataire des messages de haine. Les internautes sont d’autant plus violents envers elle qu’il s’agit d’une adulte de trente-six ans qui s’en prend à un jeune de dix-neuf ans, alors qu’elle se vantait elle-même d’avoir assumé un rôle de mère pour lui. James, qui est ressorti de la crise en ayant regagné sa réputation, reste également discret. Il explique être dans une mauvaise passe et avoir été durement touché par les derniers évènements. A partir de juin 2019, il reprend son contenu habituel sur sa chaîne YouTube et est de nouveau actif sur les réseaux sociaux. Au mois d’octobre 2019, dans une interview, il revient sur cette crise et développe les conséquences qu’elle a eu sur sa santé mentale, conséquences qu’il n’avait pas abordées plus tôt car il craignait qu’on le voie comme quelqu’un qui se positionne en victime et qui utilise l’argument de la santé mentale pour se dédouaner.
           

Cette crise reste une illustration emblématique de la force des réseaux sociaux. James Charles est devenu l’exemple type de la « cancel culture », ou culture du bannissement, qui désigne un mouvement sur les réseaux sociaux qui entend dénoncer et humilier une personnalité publique. La personnalité visée fait l’objet de messages de haine et perd du jour au lendemain son influence. Mais, comme le montre la crise que nous analysons, la personne en question peut aussi très rapidement retrouver son succès pré-crise. En effet, le plus souvent, les dénonciations concernent des sujets tout bien considéré peu importants, ou alors les accusations sont graves mais sont avancées sans preuve et sont donc facilement démenties. Avec une communication bien pensée, où la personnalité s’excuse sans pour autant avouer tous ses torts et montre avec quelques captures d’écran qu’elle n’est pas foncièrement une mauvaise personne, la crise peut se terminer aussi vite qu’elle est arrivée. Les réseaux sociaux amplifient donc des évènements sans conséquence mais qui sont rendu démesurés par des internautes en quête de divertissement. Toutefois, les internautes se nourrissent des déclarations des influenceurs, qui choisissent de rendre leurs problèmes personnels publics alors qu’une discussion privée éviterait le déclenchement d’une crise absurde. Ils sont donc au moins aussi responsables.

Une fois la crise déclenchée, c’est-à-dire une fois qu’une première personne d’influence accuse un autre influenceur de mensonge, de manipulation, de trahison, les internautes prennent parti immédiatement en fondant leur réflexion non sur des faits et des preuves mais sur l’émotion et sur des impressions. Il suffit que quelques personnes soient convaincues d’une accusation ridicule et qu’elles partagent la fake news pour que le tout devienne viral. Le danger, c’est qu’une personne peut perdre instantanément sa popularité, son influence, donc son outil de travail. Le plus souvent, il s’agit de personnes très jeunes, qui ont entre quinze et vingt-cinq ans, qui voient leur monde s’effondrer pour une erreur minime. Il y a donc une cruauté certaine sur les réseaux sociaux, où la haine est plus populaire que la bienveillance. On comprend aisément que les conséquences sur la santé mentale des influenceurs peuvent être désastreuses. Malgré les exemples multiples, les mêmes erreurs semblent pourtant être répétées indéfiniment. Il n’y a aujourd’hui pas réellement de dispositifs de gestion de crise chez les influenceurs. Certains adoptent des schémas impersonnels qui sont ceux des entreprises. D’autres préfèrent jouer sur la sincérité, espérant sauver leur relation avec leurs abonnés. Il n’y a en fait pas de procédure miracle, puisque l’ampleur de la crise dépend aussi de l’état des réseaux sociaux au moment du déclenchement. Si les internautes s’ennuient, les évènements sont très vite amplifiés. Si un évènement de l’actualité jugé plus grave a retenu leur attention, il n’y pas véritablement de crise car le tout peut passer inaperçu.

Ce qui apparaît cependant, c’est que les crises sur les réseaux sociaux finissent toujours par le bannissement de l’une ou l’autre des parties. Dans le cas de la crise de « Bye Sister », Tati a été vaincue par James Charles. Après les explications du jeune homme, elle apparaît comme une menteuse qui a tenté d’éliminer un concurrent, et c’est elle qui finit par être oubliée tandis que James Charles gagne encore au moins cent mille abonnés chaque semaine. L’influenceuse a tenté de revenir sur la scène du web en juin 2020, en publiant une vidéo intitulée « Breaking My Silence ». Elle y dit avoir été manipulée par Jeffree Star et Shane Dawson, deux influenceurs qui sont alors eux-mêmes dans une crise majeure. Les internautes la voient comme une opportuniste et ne changent pas d’avis. La carrière de Tati sur les réseaux sociaux est terminée.

Julie Thoumy




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